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NOTES

Du Camp raconte ainsi, dans ses Souvenirs littéraires (Hachette, édit.), les instants émouvants de cette lecture :

« Pendant quatre jours il lut, sans désemparer, de midi à quatre heures, de huit heures à minuit. Il avait été convenu que nous réserverions notre opinion et que nous ne l’exprimerions qu’après avoir entendu l’œuvre entière. Lorsque Flaubert, ayant disposé son manuscrit sur la table, fut sur le point de commencer, il agita les feuillets au-dessus de sa tête et s’écria : « Si vous ne poussez pas des hurlements d’enthousiasme, c’est que rien n’est capable de vous émouvoir ! »

« Les heures pendant lesquelles, silencieux, nous contentant d’échanger parfois un regard, Bouilhet et moi nous restâmes à écouter Flaubert sont demeurées très pénibles dans mon souvenir. Nous tendions l’oreille, espérant toujours que l’action allait s’engager, et toujours nous étions déçus, car l’unité de situation est immuable depuis le commencement jusqu’à la fin du livre… Flaubert s’échauffait en lisant, nous essayions de nous échauffer avec lui et nous restions glacés.

« Des phrases, des phrases, belles, habilement construites, harmonieuses, souvent redondantes, faites d’images grandioses et de métaphores inattendues, mais rien que des phrases que l’on pouvait transposer sans que l’ensemble du livre en fût modifié. Nulle progression dans ce long mystère, une seule scène jouée par des personnages divers et qui se reproduit incessamment. Le lyrisme, qui était le fond même de sa nature et de son talent, l’avait si bien emporté qu’il avait perdu terre. Nous ne disions rien, mais il lui était facile de deviner que notre impression n’était pas favorable ; alors il s’interrompait : « Vous allez voir ! vous allez voir ! » Nous écoutions ce que disaient le sphinx, la chimère, la reine de Saba, Simon le magicien, Apollonius de Tyane, Origène, Basilide, Montanus, Manès, Hermogène ; nous redoublions d’attention pour entendre les marcosiens, les carpocratiens, les paterniens, les nicolaïtes, les gymnosophistes, les arcontiques, et Pluton, et Diane, et Hercule, et même le dieu Crepitus. Peine inutile ! nous ne comprenions pas, nous ne devinions pas où il voulait arriver, et, en réalité, il n’arrivait nulle part. Trois années de labeur s’écroulaient sans résultat ; l’œuvre s’en allait en fumée. Bouilhet et moi nous étions consternés. Après chaque lecture partielle, Mme Flaubert nous interrogeait : « Eh bien ? » Nous n’osions répondre.

« Avant l’audition de la dernière partie, Bouilhet et moi nous eûmes une conférence et il fut résolu que nous aurions vis-à-vis de Flaubert une franchise sans réserve. Le péril était grave, nous ne devions pas le laisser se prolonger, car il s’agissait d’un avenir littéraire dans lequel nous avions une foi absolue. Sous prétexte de pousser le romantisme à outrance, Flaubert, sans