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antoine
mélancoliquement.

Plus rien !… C’étaient des dieux, pourtant !

Mais en voici d’autres qui s’avancent, couverts de peaux à long poil. Ils soufflent entre leurs doigts et leurs nez sont bleus.
les dieux du nord.

Le soleil fuit ! Il court comme s’il avait peur, il se ferme comme l’œil fatigué d’une vieille fileuse.

Nous avons froid, nos peaux d’ours sont lourdes de neige et le bout de nos pieds passe par les trous de nos chaussures.

Jadis nous étions dans nos grandes salles où les bûches flambaient, près des tables longues couvertes de quartiers de viande et de couteaux à manche ciselé.

Il faisait bon, nous buvions de la bière. Nous nous racontions nos vieux combats. Les coupes de corne entre-choquaient leurs cercles d’or, et nos cris montaient comme des marteaux de fer que l’on eût lancés contre la voûte.

Elle était cannelée de bois de lances, la large voûte ! Les glaives suspendus nous éclairaient pendant la nuit, et nos boucliers du haut en bas s’étalaient sur les murs.

Nous mangions le foie de la baleine, dans des plats de cuivre qui avaient été battus par des géants. Nous jouions à la balle avec des rocs ; nous écoutions chanter les sorciers captifs qui s’appuyaient en pleurant sur leurs harpes de pierre, et nous rentrions dans nos lits, le matin seulement, lorsque la brise, tout à coup, entrait dans la salle échauffée.

Il a fallu partir, pourtant ! Il y eut alors des sanglots ! Nous avions le cœur gonflé, comme la mer quand bat le plein de la marée.

Sur la lande où picore la corneille, nous avons trouvé les pommes dont se nourrissaient les dieux quand ils se sentaient vieillir ; elles étaient noires de pourriture et s’écrasaient à la pluie. Dans la forêt profonde, près du Hêtre éternel, nous avons vu les quatre daims qui tournent en mordant son feuillage. L’écorce était rongée et les bêtes assouvies ruminaient debout, en battant du pied. Au bord de la plage, où se brisent les glaçons blancs, nous avons rencontré le vaisseau construit avec les ongles des cadavres : il était vide, et alors a chanté le coq noir qui se tenait au fond de la terre, dans les salles de la Mort.

Nous sommes las, nous avons froid et nous trébuchons sur la glace. Le loup qui court derrière nous va dévorer la lune.

Nous n’avons plus les grandes prairies où il y avait des haltes pour reprendre haleine dans la bataille. Nous n’avons plus les