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antoine.

Oh ! oh ! je ne distingue plus…

Et à mesure que saint Antoine considère les animaux, il en survient de plus formidables et de plus monstrueux encore : le Tragelaphus, moitié cerf et moitié bœuf ; le Phalmant couleur de sang, qui fait crever son ventre à force de hurler ; la grande belette Pastinaca, qui tue les arbres par son odeur ; le Senad à trois têtes, qui déchire ses petits avec sa langue ; le Myrmecoleo, lion par devant, fourmi par derrière et dont les génitoires sont à rebours ; le serpent Aksar de soixante coudées, qui épouvanta Moïse ; le chien Cépus, dont les mamelles distillent une couleur bleue ; le Porphyrus, dont la salive fait mourir dans des transports lascifs ; le Presteros, qui rend imbécile par le toucher ; le Mirag, lièvre cornu habitant des îles de la mer.
Il arrive tout à coup des rafales hurlantes pleines d’anatomies merveilleuses. Ce sont des têtes d’alligators sur des pieds de chevreuil, des cous de cheval terminés par des vipères, des grenouilles velues comme des ours, des hiboux à queue de serpent, des pourceaux à gueule de tigre, des chèvres à croupe d’âne, des caméléons grands comme des hippopotames, des poulets à quatre pattes, des veaux à deux têtes dont l’une pleure et l’autre beugle, des fœtus quadruples se tenant par le nombril et valsant comme des toupies, des grappes d’abeilles se désenfilant comme des chapelets, des aloès tout couverts de pustules roses, des ventres ailés qui voltigent comme des moucherons, des corps de femmes ayant à la place du visage une fleur de lotus épanouie, et des carcasses gigantesques faisant crier leurs articulations blanches, et des végétaux dont la sève sous l’écorce palpite comme du sang, des minéraux dont les facettes vous regardent comme des yeux, des polypes s’accrochant par leurs bras, contractant leurs gaines, ouvrant leurs pores, se gonflant, se développant, s’avançant.
Et ceux qui ont passé reviennent, ceux qui ne sont pas venus arrivent. Il en tombe du ciel, il en sort de terre, il en dégringole des rochers. Les Cynocéphales aboient, les Sciapodes se couchent, les Blemmyes travaillent, les Pygmées disputent, les Astomi sanglotent, la Licorne hennit, le Martichoras rugit, le Griffon piaffe, le Basilic siffle, le Phénix vole, le Sadhuzag pousse des sons, le Catoblepas soupire, la Chimère crie, le Sphinx gronde. Les bêtes marines se mettent à palpiter des nageoires, les reptiles à souffler leur venin, les crapauds à sautiller, les moucherons à bourdonner ; les dents claquent, les ailes vibrent, les poitrines se bombent, les griffes s’allongent, les chairs clapotent. Il y en a qui accouchent, d’autres copulent, ou, d’une seule bouchée, s’entre-dévorent ; tassés, pressés, étouffant par leur nombre, se multipliant à leur contact, ils grimpent les uns sur les autres. Et cela monte en pyramides, faisant un tas complexe de corps divers, dont chacun s’agite de son mouvement propre, tandis que l’ensemble oscille, bruit et reluit à travers une atmosphère que rayent la grêle, la neige, la pluie, la foudre, où passent des tourbillons de sable, des trombes de