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la voix
reprend[1] :

C’est par là que s’avance dans les sables la litière de pourpre, remuant doucement, aux bras noirs des eunuques ; elle enferme la fille des consuls qui soupire e langueur sous les grands pins de ses villas, la Lydienne épuisée qui ne veut plus d’Adonis, la Juive en inquiétude qui cherche son Messie.

antoine
lentement.

Oui !… elles sont malades…

la voix.

Elles viennent te raconter leurs souffrances. Il y en a qui dépérissent pour des danseurs, d’autres se pâment au son des flûtes, et ce n’est point, disent-elles, le danseur qu’elles aiment,

  1. Le manuscrit de 1856 contient, sur une page collée à la page 5, la variante suivante :
    la voix
    reprend :

    Une nuit, c’était à Héliopolis, sur le Nil, tu veillais, comme maintenant, écoutant tomber dans les vasques de porphyre le jet clair des fontaines, que les lions soufflaient par leurs narines. Il y avait deux torches au chevet d’un lit, et, près du lit, dans un trépied d’airain, la myrrhe fumait. Un long voile étendu recouvrait quelque chose de maigre, en se creusant au milieu, avec la courbe molle d’une vague qui s’efface ; puis il se bombait doucement vers le haut, et ses plis droits coulaient de chaque côté, jusqu’à terre : c’était la fille du questeur Martiallus, morte le matin même, le lendemain de ses noces.

    À force d’y promener tes yeux, il te parut par moments que le drap d’un bout à l’autre frissonnait, et tu fis trois pas pour voir la figure, tu levas le voile.

    La couronne funèbre, à nœuds serrés, entourait son front d’ivoire, ses prunelles pâlissaient dans la teinte laiteuse de ses yeux caves ; elle semblait dormir, la bouche ouverte, car, sur le bord des dents, la langue passait.

    Et tu te disais qu’hier encore elle vivait, qu’elle parlait, que ces bras avaient étreint… Ce cœur immobile avait battu, et les murs gardaient, dans leurs angles, les oppressements de la dernière nuit, les paroles entrecoupées…

    Tu te rapprochas, tu te penchais : il y avait, sur son col, du côté droit, une tache rose : tu devinas ! hah !… hah !… Dans un myrte, l’alouette cria, les mariniers, sur le fleuve reprirent leur chanson et tu te remis en prières…

    antoine.

    Oui !… oui !… je me rappelle !

    la voix.

    Les pointes de ses seins soulevaient sa tunique.

    antoine.

    … Et la bague d’or de son doigt frappée par une des torches lançait un grand rayon. C’était une nuit pareille. L’air était lourd, j’avais la poitrine défaillante…