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dieu ; il resserre une autre cheville qui se casse aussi, il touche à une troisième, et la corde trop lâchée ne rend plus qu’un son indistinct ; il se trompe, va de l’une à l’autre, tout se brise, pète, s’embrouille.
la mort.

Mais tu n’en peux plus ! tu es resté nu si longtemps, tu as tellement marché dans toute la Grèce, tu as si bien braillé au grand air, que tu en as mal à la poitrine, que tu craches le sang, que tu vas mourir ! Tu étais, n’est-ce pas, celui qui chantait, qui purifiait, qui fondait ; il n’y a plus rien à fonder, rien à chanter, les villes sont bâties, les peuples sont vieux, la Pythie échappée ne se retrouve pas.

Les athlètes frottés d’huile, les éphèbes qui couraient sur le stade, les cochers qui riaient debout dans leurs chars d’ivoire, les philosophes qui causaient dans les bois de lauriers-roses…

Elle le frappe.

Suis-les, va-t’en donc ! beau dieu du monde plastique qui ne devait pas finir !

La courroie de ta cithare s’est usée sur ta clavicule maigre, la troisième Parque, qui manquait à ton temple, est accourue. Déchausse ton cothurne et roule-toi dans ton manteau. Ne sais-tu pas, pauvre dieu, que ta baladine Pharsalia, qui chantait pour toi dans Métaponte, a été déchirée en morceaux, tant la foule se poussait pour lui voler sa couronne d’or !

Apollon passe sa cithare sur son dos et s’en va.
Bacchus arrive dans son char traîné par des panthères ; sa tête est coiffée de myrte et il se regarde en souriant dans un miroir de cristal.
Autour de lui, les Silènes vêtus de manteaux de laine rouge, les Satyres couverts de peaux de chèvres, les Ménades avec la nébride sur l’épaule, rient, chantent, boivent, dansent, soufflent dans les flûtes, jettent à terre des tambourins plats qui tournent en ronflant.
Les Bacchantes échevelées, qui tiennent à la main des masques noirs, dandinent au son de la musique les grosses grappes de raisin pendantes de leur front ; elles dévorent de leurs dents blanches les colliers de figues sèches suspendues à leur cou, elles entrechoquent leurs boucliers, se frappent avec des thyrses, et lancent autour d’elles des regards sauvages sous leurs sourcils veloutés comme le dos des chenilles.
Les Satyres les serrent dans leurs bras, ils dansent ensemble ; leurs narines épaisses reniflent de plaisir, et, versant de haut le vin qui coule des urnes, ils barbouillent de rouge la figure rieuse de la ménade enivrée.