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les dieux du nord.

Le soleil fuit devant nous, il court comme s’il avait peur, il se ferme comme l’œil fatigué d’une vieille fileuse.

Nous avons froid, nos peaux d’ours sont lourdes de neige et le bout de nos pieds passe par les trous de nos chaussures, dont le cuir est devenu rouge à force d’être mouillé.

Jadis nous étions dans nos grandes salles, où les sapins flambaient près des tables longues, couvertes de quartiers de viande et de couteaux à manche ciselé.

Il faisait bon, nous buvions de la bière, nous nous racontions nos vieux combats ; les coupes de corne à la ronde entrechoquaient leurs cercles d’or, nos cris montaient comme des marteaux de bronze que l’on eût lancés contre la voûte.

Elle était cannelée de bois de lances, la large voûte ; nos glaives, suspendus sur nos têtes, nous éclairaient pendant la nuit, et nos boucliers, du haut en bas, s’étalaient sur les murs.

Nous mangions le foie de la baleine dans des plats de cuivre qui avaient été battus par des géants, nous jouions à la balle avec des rocs, nous écoutions chanter les sorciers captifs qui s’appuyaient en pleurant sur leurs harpes de pierre, et nous retournions dans nos lits le matin seulement, lorsque, par la fenêtre s’ouvrant tout à coup, la brise entrait dans la salle échauffée. Un jour il a fallu partir pourtant ; il y eut alors des sanglots, nous avions le cœur gonflé, comme la mer, quand bat le plein de la marée.

Nous sommes partis, les montagnes de granit en craquèrent sur leur base, le loup rompit sa chaîne et s’élança comme une flèche.

Sur la lande où picore la corneille, nous avons trouvé perdues dans l’herbe les pommes de la fée, dont se nourrissaient les dieux quand ils se sentaient vieillir ; elles étaient noires de pourriture et s’écrasaient à la pluie. Dans la forêt profonde, près du hêtre éternel, nous avons vu les quatre daims qui toujours tournent autour en mordant son feuillage ; l’écorce était rongée et les bêtes assouvies ruminaient debout, en battant du pied. Sur la plage où s’échouent les glaçons blancs nous avons rencontré le vaisseau construit avec les ongles des cadavres : il était vide ; et alors a chanté le coq noir qui se tenait au fond de la terre, dans les salles de la Mort.

Nous marchons, nous marchons, nous sommes las, nous trébuchons sur la glace, la neige qui tombe brûle nos paupières, et nous entendons derrière nous hurler le loup qui court pour dévorer la lune, le phoque ouvrant des yeux étonnés nous regarde passer, le corbeau s’abat sur nos épaules et vient boire le sang de nos oreilles.