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…Cette tête ronde remplie d’un tas de pensées. Qu’il fait bon de vivre ! quelquefois je me désole, pourquoi donc ? je ne suis pas bien malheureux, et même le Seigneur est plein de bonté pour moi. Il est vrai que j’observe ses commandements, je prie, je veille, je jeûne, et même, chose étrange, ma santé depuis le temps que je mène ce genre de vie ne s’en est pas altérée, car je suis encore aussi vigoureux que qui que ce soit, je porterais bien de lourds fardeaux et je suis capable de faire de grandes courses à pied.

Il se promène doucement, l’Orgueil marche derrière lui dans son ombre.

Comment les autres hommes peuvent-ils pourvoir à leur salut, avec leurs femmes, leurs enfants et tous les tracas de la vie ? voilà ce qui m’étonne. Moi, grâce au ciel, rien ne me dérange, et n’ayant que moi-même à songer, l’unique soin de mon âme me préoccupe. Le matin, d’abord, je commence par faire ma prière ; puis je me mortifie avec ma discipline ; comme j’en ai l’habitude, la douleur est supportable ; ensuite je mange, je récite mon benedicite, je donne à manger au cochon, cela m’amuse ; puis je jardine un peu, j’arrose mes légumes, je range, je balaie ma case ; après quoi je me mets à l’ouvrage, j’aime à voir un grand tas de paniers à côté de moi ; enfin arrive l’heure de l’oraison, elle s’écoule doucement, car à force de m’y être exercé, il me semble parfois que Dieu m’écoute et agrandit mon âme.

On entend rire le Diable.

Bientôt peut-être je ne vivrai plus, tôt ou tard le Seigneur m’appellera ; je lui apporterai, je l’espère bien, une âme pure de tout péché, j’irai donc dans le paradis, je verrai Jésus-Christ, la Vierge, les anges, les bienheureux apôtres saint Pierre et saint Paul, tous les martyrs, les chérubins et les séraphins ; ils me recevront avec grande joie et nous causerons ensemble.

J’ai été bien tourmenté tantôt,… oui, cruellement… Le Seigneur m’a soutenu, mais j’y ai mis beaucoup du mien. Oh ! je ne laisserai plus les mauvaises pensées m’approcher, je sais maintenant comment elles s’y prennent. Que j’étais sot, tantôt ! oui, bien sot, bien sot !

Il rit.
Son pied heurte quelque chose de sonore.

Qu’est-ce donc ?… une coupe !

Il la ramasse.

D’où vient-elle ?