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couper le désir ; enfant, tu as oublié les racines, il repousse dans ton cœur en mille rameaux et bourgeonne à toutes ses branches.

l’envie.

Est-ce pour toi vraiment que la vie est faite ? n’es-tu pas plus bas que les autres, plus condamné qu’eux tous ?

Oh ! tu es misérable ! plus misérable que les dalles des grandes voies broyées sous la roue des chars, car la nuit les chars n’y passent plus ! mais toi… Oh ! plains-toi, pleure, rage ; il vaudrait mieux que tu fusses cet animal stupide qui regarde couler tes larmes.

antoine.

Tu ne pleures pas, toi, — il ne te faut rien ! Tout à l’heure cependant tu gémissais aussi… approche, pauvre bête, que je te flatte un peu.

Il va pour caresser le cochon qui se jette sur lui et le mord jusqu’au sang. Antoine pousse un cri et secoue son doigt.
le cochon
accroupi sur le train de derrière dans la pose d’un chien.

Je chercherai un arbre au tronc dur ; à force d’y mordre, mes dents pousseront. Je veux des défenses comme le sanglier et qui soient longues, plus pointues encore. Sur les feuilles sèches, dans la forêt, je courrai, je galoperai, j’avalerai en passant les couleuvres qui dorment, les petits oiseaux tombés de leur nid, les lièvres tapis ; je bouleverserai les sillons, je pilerai dans la boue les blés verts, j’écraserai les fruits, les olives, les pastèques et les grenades ; et je traverserai les flots, j’aborderai aux rivages et je casserai dans le sable la coquille des gros œufs dont le jaune coulera ; j’épouvanterai les villes, sur les portes je dévorerai les enfants, j’entrerai dans les maisons, je trotterai sur les tables et je renverserai les coupes. À force de gratter contre les murs je démolirai les temples, je fouillerai les tombeaux pour manger dans leurs cercueils les monarques en pourriture, et leur chair liquide me coulera sur les babines. Je grandirai, j’enflerai, je sentirai dans mon ventre grouiller les choses.

antoine.

Pourquoi me mords-tu, méchant porc ?

le cochon.

Est-ce avec la queue des raves que tu me laisses et le peu d’or-