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Singulière chose qu’un bal masqué ! Ne croyez pas que je parle de ceux de l’Opéra, qui naissent au mois de janvier et meurent le mardi-gras, des bals de l’Opéra, où l’on s’ennuie, où je n’ai jamais été parce que, là encore, vous voyez sous le masque la lunette d’or du banquier, sous la patte du singe le gant parfumé d’un dandy. Non, c’était un bal du peuple, où il va seul, les manches retroussées, où pour vingt sous il rit toute une nuit dans sa bonne grosse joie, un bal où l’on s’intrigue plus qu’aux autres, où il est de mauvais goût de se fâcher, et que les directeurs, bravant les préjugés des saisons, livrent au public si le dimanche est beau et si le pain n’est pas trop cher.

C’est à ces bals-là qu’il y a des danses impudiques et qui vous feraient rougir, pauvre fille, et, si vous y alliez, le lendemain vous ne seriez plus vierge peut-être. Et l’on s’y amuse beaucoup, l’on est heureux, les hommes sans pudeur, les femmes souillées, sans honneur ; on est heureux sans vertus.

Singulier, n’est-ce pas ? vous ne vous êtes pas douté qu’on pût être heureux sans vertus ? C’est vrai pourtant ; en ce cas, à quoi servent-elles ?

Vous avez reconnu ces masques, ce sont nos saltimbanques.

Jadis ils n’avaient pas de pain, et aujourd’hui ils courent au théâtre ; c’est qu’ils ont de l’argent, oui, de l’argent. D’où leur vient-il ? d’Isabellada. Ne croyez point que ce soit aux animaux d’Isambart et à ses grimaces, aux tours de force de Marguerite qu’ils doivent leur fortune, du tout ! C’est à cette belle enfant qui saute maintenant une valse hongroise, au milieu du bal, éperdue, enivrée, accablée d’applaudissements, de fleurs et du brouhaha d’une salle entière qui trépigne de joie.

Un seul masque reste pensif sur sa banquette, il est triste, et les applaudissements de la salle le font pleurer, la grâce d’Isabellada lui est à charge. C’est