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même, avec ses ennuis, son même nombre d’heures à vivre, et que je voyais mourir avec joie.

Je rêvais la mer, des lointains voyages, les amours, les triomphes, toutes choses avortées dans mon existence, cadavres avant d’avoir vécu.

Hélas ! tout cela n’était donc pas fait pour moi ? Je n’envie pas les autres, car chacun se plaint du fardeau dont la fatalité l’accable ; les uns le jettent avant l’existence finie, d’autres le portent jusqu’au bout. Et moi, le porterai-je ?

À peine ai-je vu la vie qu’il y a eu un immense dégoût dans mon âme ; j’ai porté à ma bouche tous les fruits, ils m’ont semblé amers, je les ai repoussés et voilà que je meurs de faim. Mourir si jeune, sans espoir dans la tombe, sans être sûr d’y dormir, sans savoir si sa paix est inviolable ! Se jeter dans les bras du néant et douter s’il vous recevra !

Oui, je meurs, car est-ce vivre de voir son passé comme l’eau écoulée dans la mer, le présent comme une cage, l’avenir comme un linceul ?

IX

Il y a des choses insignifiantes qui m’ont frappé fortement et que je garderai toujours comme l’empreinte d’un fer rouge, quoiqu’elles soient banales et niaises.

Je me rappellerai toujours une espèce de château non loin de ma ville, et que nous allions voir souvent. C’était une de ces vieilles femmes du siècle dernier qui l’habitait. Tout chez elle avait conservé le souvenir pastoral ; je vois encore les portraits poudrés, les habits bleu ciel des hommes, et les roses et les œillets jetés sur les lambris avec des bergères et des troupeaux. Tout avait un aspect vieux et sombre ; les meubles, presque tous de soie brodée, étaient spacieux et doux ; la maison était vieille ; d’anciens fossés, alors plantés de pommiers, l’entouraient, et les pierres qui se déta-