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Or le cabaret du Grand-Vainqueur était le plus aimable cabaret qu’on puisse aimer.

Chacun le retrouvait toujours dans ses jours de peines ou de bonheur, dans l’adversité ou la fortune, offrant à tous ses présents qui, comme ceux de la nature, font évanouir tous les soucis et engourdissent toutes les pénibles réalités.

On y voyait en permanence la maîtresse du lieu, invariablement posée sur un banc rembourré de velours d’Utrecht rouge avec des clous d’or, entre la statue bronzée de Napoléon derrière elle, et devant, sur le comptoir, une longue file de pots d’étain échelonnés par rang de taille.

C’était une femme dont on ne datait plus l’âge qu’aux replis de la peau de son cou, qui semblait celle d’un canard incuit, et aux poils gris et rudes qui se hérissaient sur son triple menton ; un bonnet blanc, mais dont les tuyaux élevés et empesés formaient un soleil, encadrait une figure dormeuse et rouge, aux lourdes paupières, au nez aplati et relevé, à la lèvre noircie jusqu’aux gencives d’un sillon de tabac.

Sa taille, tapissée de paquets de graisse, était enfermée dans une robe bleue avec des taches blanches, et dont on voyait le lacet serpenter le long du dos.

Tout le jour elle était accoudée sur le vieux comptoir, dont les pieds jadis dorés étaient couverts de taches, d’écorchures grises et d’empreintes de doigts épais, raccommodant des chaussettes ou un vieux pantalon bleu avec du fil blanc.

Ainsi on la trouvait toujours bonne et douce, calme au milieu du bruit, et parant seulement sans murmurer ses carafons menacés, d’un revers de main ou d’un geste conservateur.

Le petit poêle en tôle, placé au milieu de l’appartement, était rouge et bourdonnait en faisant trembler son tuyau ; autour de lui se trouvaient rangés des mariniers, avec leurs chemises rouges, leurs longues