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jours ! aujourd’hui seulement, passez devant nous, longues, échevelées, tristes et pâles !

les prostituées.

Pourquoi ? pourquoi ? notre sommeil était si doux, notre rêve si beau ! Notre sommeil était de plomb et nous rêvions que nous aimions quelqu’un de jeune, de pur et d’ardent ; qu’il nous aimait aussi, mais d’un amour du ciel, frais comme la rosée, brillant comme le soleil, large comme Dieu ; et cet amour était un parfum qui nous pénétrait l’âme de tendresse et de foi. Oh ! nous aimons le néant.

la mort.

Dormez, dormez pendant des siècles ; l’oubli est le bonheur.

Et puis l’on vit deux squelettes, seuls, isolés des autres, se regardant souvent l’un l’autre, tournant leurs yeux creux vers le ciel, puis, sur la terre, puis sur eux-mêmes encore.

— Oh ! nous nous aimons, disaient-ils, le ciel est fait pour nos regards, les bois pour nos baisers, la nuit pour nos soupirs.

Quelle ivresse ! nuit et jour se fondre en délices, en voluptueuses extases ; verser toute son âme dans un baiser, tout son amour dans un regard ; sentir sous votre poitrine ce cœur qui bat pour vous, ce sein dont la forme vous brûle ; passer mes mains dans ses cheveux, sentir cette haleine passer dans votre cœur, comprendre enfin qu’on donnerait tout ce qu’on a et tout ce qu’on n’a pas pour avoir ne fût-ce qu’un soupir apporté par les vents, une larme, un mot, un baiser.

Ces deux hideux restes de la vie s’embrassaient et leurs crânes jaunis se frappaient voluptueusement.

— Nous vivrons des siècles, disaient-ils, des siècles