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calvaire, à mon dernier soupir, et souriant dans mon agonie en contemplant l’éclat dont mon père t’a ornée.

— Prête l’oreille, fils de Dieu, écoute et dis-moi ce que tu entends.

Dis, entends-tu les chevaux qui hennissent et secouent leurs mors blancs d’écume et qu’ils mâchent en frappant du pied ? Ils vont partir pour une course qui dure depuis six mille ans : c’est la guerre. Entends-tu les empires qui s’écroulent, les croyances qui tombent comme les empires et s’éboulent comme les temples ? Entends-tu les cris, les malédictions ? entends-tu la faulx qui passe sur les hommes et qui coupe ? L’herbe crie sous sa lame d’acier, mais la faulx coupe toujours.

Regarde et dis-moi ce que tu vois.

Au loin une plaine, blanche d’ossements ; cinq mille villes brûlées ! Regarde comme la flamme s’allonge, c’est moi qui incendie la moitié du globe. Tiens ! voilà quatre millions d’hommes, les chevaux leur marchent sur la tête et ils ont des cadavres jusqu’au poitrail. Tiens, regarde ! voilà tes églises où l’on danse, où l’on rit, où l’on boit ; l’autel sera la table du festin et le calice la coupe où ruisselleront les vins. Voilà la luxurieuse Asie qui s’enivre de ses parfums et s’endort comme une sultane ivre ; l’Afrique mourant de faim dans son désert ; l’Amérique brûlée par son soleil, jeune mais esclave, et le dos déjà cassé comme un vieillard ; et l’Europe comme une folle faisant tourner ses machines et disant qu’elle te méprise.

— Mon père ! mon père !

— Je suis un puissant empereur, n’est-ce pas ? et puis j’ai inventé des jouissances que tu n’avais pas créées, cent fois plus voluptueuses ; elles tuent, et ils meurent comme toi, le sourire sur les lèvres. J’ai pour moi l’ambition hâve, au teint jaune, à la face maigrie, que j’ai placée comme le portier à la porte des palais et le soldat qui mange les empires ; et l’orgueil, ce noir