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coucherez dans vos lits de pierre. Choisissez vos femmes, que leur tête soit blanche et leurs longues dents polies ; leur peau est froide, n’est-ce pas, bien froide ? Et leurs yeux vous regardent ? Faites-les sauter fort, que la valse les emporte ! Que de voluptés ! Elles sont nues et vous montrent leurs cœurs, la place où était leur âme, où tant de fois ont battu de douces choses ; elles sont belles, leur taille fine, leurs ongles longs, polis, blanchis ; leurs cheveux flottent sur leurs épaules. Dansez, les morts ! Embrassez-vous ! vos bouches ne mordent plus ; elles sont pures maintenant, l’orgie au vin rouge, la luxure, les mensonges, le blasphème n’y sont plus ; le ver a passé là et a pris les lèvres.

Allez ! la lune vous éclaire, quel plus beau lustre ? elle brille à travers ses nuages qui la reflètent sur vous comme derrière un rideau bleu ; la plaine est immense, c’est la terre, c’est l’immensité, ce sont les siècles dans lesquels vous dansez. Et si vous rencontrez une femme qui vous plaise, qui soit plus belle que les anges, dont le linceul soit plus soyeux et plus long, plus douce, moins jaunie, moins édentée, et qu’elle vous aime aussi, asseyez-vous ensemble, embrassez-vous en pensant aux joies passées de la terre, et vous vous coucherez tous deux sur l’herbe des tombeaux et vos crânes se toucheront, se baiseront.

Car l’amour fait revivre ; et lorsque vous ne serez plus rien, comme la terre sur laquelle vous dansez, un vent d’été, doux, plein de parfums et de délices, enlèvera peut-être vos poussières et les jettera sur des roses.

Dansez, les morts ! la nuit seule est à vous.

Mais que faites-vous, les longs jours d’hiver, quand la neige vous couvre et que l’on marche sur vous ? vous pleurez dans vos linceuls, vous vous retournez dans votre bière ; et puis les vers montent sur vous et vous éveillent parfois.