Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, I.djvu/351

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
351
LOYS XI.

père ? dites à votre fille. Vous savez, elle a toujours des larmes pour vos peines et des soulagements pour vos chagrins.

Le duc

Merci, Marie ! merci pauvre ange ! tu souris et tu me fais pleurer. Oh ! oui, tu fais bien, car je sens parfois que je deviens insensé de colère et d’épuisement. Oh ! oui, réchauffe mon espérance dans ton jeune cœur, parle et que ton haleine me réchauffe, que ton front déride le mien ; et puis tu es si bonne et si douce, Marie, que je tremble sur toi en pensant à ce qui t’attend. Oui, je suis triste et sombre, n’est-ce pas ? parfois méchant, car j’ai des idées sinistres, des pressentiments terribles… cette neige-là peut-être sera mon linceul.

Marie

Vous aussi, mon père, le découragement vous accable ? Vous, le chef de tant d’hommes, vous leur devez l’exemple de la fermeté plus encore que celui du courage.

Le duc

Et ne vois-tu pas que je suis ferme, cruel, que je n’ai à la bouche que des mots de mort et de vengeance, que j’assiste à des agonies perpétuelles et que mon cheval marche toujours sur des cadavres ? ne vois-tu pas que tout ce qui m’entoure a quelque chose du sépulcre, que l’air que je respire est fétide déjà ? Et l’ombre de mes aïeux qui se relèvent la nuit de leurs tombeaux et qui me reprochent en pleurant leur blason terni dans la fange de trente combats ! Ne vois-tu pas que toutes mes passions contenues sous mon casque de guerre m’ont rendu malade et fou, et qu’elles me font mourir ? (Il se penche sur l’épaule de sa fille.) Oh ! Marie, Marie, et moi qui voudrais te voir assise sur des trônes et dormir dans la pourpre des empereurs !