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malgré son départ et son ennui, elle n’avait eu au cœur un peu d’espérance.

Qu’espérait-elle donc ?

Elle l’ignorait elle-même, seulement elle avait encore foi à la vie ; elle crut encore qu’Ernest l’aimait, lorsqu’un jour elle reçut une de ses lettres ; mais ce fut une désillusion de plus.

La lettre était longue, bien écrite, toute remplie de riches métaphores et de grands mots ; Ernest lui disait qu’il ne fallait plus l’aimer, qu’il fallait penser à ses devoirs et à Dieu, et puis il lui donnait en outre d’excellents conseils sur la famille, l’amour maternel, et il terminait par un peu de sentiment, comme M. de Bouilly ou Mme Cottin.

Pauvre Mazza ! tant d’amour, de cœur et de tendresse pour une indifférence si froide, un calme si raisonné ! Elle tomba dans l’affaissement et le dégoût. « Je croyais, dit-elle un jour, qu’on pouvait mourir de chagrin ! ». Du dégoût elle passa à l’amertume et à l’envie.

C’est alors que le bruit du monde lui parut une musique discordante et infernale, et la nature une raillerie de Dieu ; elle n’aimait rien et portait de la haine à tout ; à mesure que chaque sentiment sortait de son cœur, la haine y entrait si bien qu’elle n’aimait plus rien au monde, sauf un homme. Souvent, quand elle voyait dans les jardins publics, des mères avec leurs enfants, qui jouaient avec eux et souriaient à leurs caresses, et puis des femmes avec leurs époux, des amants avec leurs maîtresses, et que tous ces gens-là étaient heureux, souriaient, aimaient la vie, elle les enviait et les maudissait à la fois ; elle eût voulu pouvoir les écraser tous du pied, et sa lèvre ironique leur jetait en passant quelque mot de dédain, quelque sourire d’orgueil.

D’autres fois, quand on lui disait qu’elle devait être heureuse dans la vie, avec sa fortune, son rang, que