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embrassait tout ce qui était de sympathie et d’amour, autant son esprit résistait à tout ce que nous appelons délicatesse, usage, honneur, pudeur et convenance. Il se mit sur le devant et rama.

Au milieu de l’étang était une petite île, formée à dessein pour servir de refuge aux cygnes ; elle était plantée de rosiers, dont les branches pliées se miraient dans l’eau en y laissant quelques fleurs fanées. La jeune femme émietta un morceau de pain, puis le jeta sur l’eau, et aussitôt les cygnes accoururent, allongeant leur cou pour saisir les miettes qui couraient emportées par la rivière. Chaque fois qu’elle se penchait et que la main blanche s’allongeait, Djalioh sentait son haleine passer dans ses cheveux et ses joues effleurer sa tête, qui était brûlante. L’eau du lac était limpide et calme, mais la tempête était dans son cœur ; plusieurs fois il crut devenir fou, et il portait les mains à son front, comme un homme en délire et qui croit rêver.

Il ramait vite, et cependant la barque avançait moins que les autres, tous ses mouvements étaient saccadés et convulsifs. De temps en temps, son œil terne et gris se tournait lentement sur Adèle et se reportait sur Paul ; il paraissait calme, mais comme le calme de la cendre qui couvre un brasier, et puis l’on n’entendait que la rame qui tombait dans l’eau, l’eau qui clapotait lentement sur les flancs de la nacelle et quelques mots échangés entre les époux, et puis ils se regardaient en souriant, et les cygnes couraient en nageant sur l’étang ; le vent faisait tomber quelques feuilles sur les promeneurs et le soleil brillait au loin sur les vertes prairies où serpentait la rivière, et la barque glissait entre tout cela, rapide et silencieuse.

Djalioh, une fois, se ralentit, porta sa main à ses yeux et la retira quelques instants après toute chaude et toute humide ; il reprit ses rames, et les pleurs qui roulaient sur ses mains se perdirent dans le ruisseau.