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plaisir sur une causeuse élastique, un homme sautant et frétillant comme une carpe, petit, court, au front plat, aux yeux petits, le nez épaté, les lèvres minces, rond comme une pomme et bourgeonné comme un cantaloup ; le coup était fameux et partait d’un maître, jamais un homme ordinaire n’aurait fait cela.

— Eh bien, que fait-il, Djalioh ? aime-t-il les cigares ? dit le fumeur en en présentant plein ses deux mains et en les laissant tomber avec intention sur les genoux d’une dame.

— Du tout, mon cher, il les a en horreur.

— Chasse-t-il ?

— Encore moins, les coups de fusil lui font peur.

— Sûrement il travaille, il lit, il écrit tout le jour ?

— Il faudrait pour cela qu’il sache lire et écrire.

— Aime-t-il les chevaux, demanda le convalescent.

— Du tout.

— C’est donc un animal inerte et sans intelligence. Aime-t-il le sexe ?

— Un jour je l’ai mené chez les filles, et il s’est enfui emportant une rose et un miroir.

— Décidément c’est un idiot, fit tout le monde.

Et le groupe se sépara pour aller grimacer et faire des courbettes devant les dames qui, de leur côté, bâillaient et minaudaient en l’absence des danseurs.

L’heure avançait rapidement au son de la musique qui bondissait sur le tapis, entre la danse et les femmes ; minuit sonna pendant qu’on galopait.

Djalioh était assis, depuis le commencement du bal, sur un fauteuil, à côté des musiciens ; de temps en temps il quittait sa place et changeait de côté. Si quelqu’un de la fête, gai et insouciant, heureux du bruit, content des vins, enivré enfin de toute cette chaîne de femmes aux seins nus, aux lèvres souriantes, aux doux regards, l’apercevait, aussitôt il devenait pâle et triste ; voilà pourquoi sa présence gênait, et il paraissait là comme un fantôme ou un démon.