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V

Il faisait soir et le soleil rougeâtre et mourant éclairait à peine la vallée et les montagnes. C’était à cette heure du crépuscule ou l’on voit, dans les prés, des fils blancs qui s’attachent à la chevelure des femmes et à leurs vêtements de dentelles et de soyeuses étoiles ; c’était à cette heure où la cigale chante de son cri aigu, dans l’herbe et sous les blés. Alors on entend dans les champs des voix mystérieuses, des concerts étranges, et puis, bien loin, le bruit d’une sonnette qui s’apaise et diminue, avec les troupeaux qui disparaissent et qui descendent. À cette heure, celle qui garde les chèvres et les vaches hâte son pas, court sans regarder derrière elle, et puis s’arrête de temps en temps, essoufflée et tremblante, car la nuit va venir et l’on rencontre dans le chemin quelques hommes et des jeunes gens, et puis elle a seize ans, la pauvre enfant, et elle a peur.

Julietta rassemble ses vaches et se dirige vers le village, dont on distinguait quelques cabanes, mais, ce jour-là, elle était triste, elle ne courait plus pour cueillir des fleurs et pour les mettre dans ses cheveux. Non ! plus de sauts enfantins à la vue d’une belle marguerite que son pied allait écraser, plus de chants joyeux, ce jour-là, plus de ces notes perlées, de ces longues roulades ; non ! plus de joie ni d’ivresse, plus ce joli cou blanc qui se courbait en arrière, et d’où sortait en dansant une musique légère et toute chaude d’harmonie, mais, au contraire, des soupirs répétés, un air rêveur, des larmes dans les yeux, et une longue promenade, bien rêveuse et bien lente, au milieu des herbes, sans faire attention qu’elle marche dans la rosée et que ses vaches ont disparu, tant la jeune fille est nonchalante et toute mélancolique.