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le sentir comme il le sent, et le posséder comme il le regarde !

Enfin l’heure arriva. Baptisto était au milieu, le visage serein, l’air calme et paisible. On arriva au livre, Giacomo offrit d’abord vingt pistoles, Baptisto se tut et ne regarda pas la bible. Déjà le moine avançait la main pour saisir ce livre, qui lui avait coûté si peu de peines et d’angoisses, quand Baptisto se mit à dire : quarante. Giacomo vit avec horreur son antagoniste qui s’enflammait à mesure que le prix montait plus haut.

— Cinquante, cria-t-il de toutes ses forces.

— Soixante, répondit Baptisto.

— Cent.

— Quatre cents.

— Cinq cents, ajouta le moine avec regret.

Et tandis qu’il trépignait d’impatience et de colère, Baptisto affectait un calme ironique et méchant. Déjà la voix aiguë et cassée de l’huissier avait répété trois fois : cinq cents, déjà Giacomo se rattachait au bonheur ; un souffle échappé des lèvres d’un homme vint le faire évanouir, car le libraire de la place Royale se pressant dans la foule, se mit à dire : six cents. La voix de l’huissier répéta six cents quatre fois, et aucune autre voix ne lui répondit ; seulement on voyait, à un des bouts de la table, un homme au front pâle, aux mains tremblantes, un homme qui riait amèrement de ce rire des damnés du Dante ; il baissait la tête, la main dans sa poitrine, et quand il la retira, elle était chaude et mouillée, car il avait de la chair et du sang au bout des ongles.

On se passa le livre de main en main pour le faire parvenir à Baptisto ; le livre passa devant Giacomo, il en sentit l’odeur, il le vit courir un instant devant ses yeux, puis s’arrêter à un homme qui le prit et l’ouvrit en riant. Alors le moine baissa la tête pour cacher son visage, car il pleurait.