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LA NEUVIÈME SYMPHONIE
d’ANTON BRUCKNER[1]



LAllemagne vient de célébrer par des festivals nombreux le dixième anniversaire de la mort d’Anton Bruckner, ce César Franck de l’Autriche, que ses admirateurs considèrent comme le plus beau génie symphonique de la Germanie après Beethoven. Tant d’années ont déjà passé depuis cette disparition, et ce maître est encore, pour la plupart d’entre nous, un étranger, un inconnu. Il appartenait à Eugène Ysaÿe, cet être hardi, ce chercheur inlassable d’intéressantes nouveautés musicales, de nous le faire connaître[2]. Si ses préférences, jusqu’à présent, sont allées surtout aux compositeurs français, avec lesquels il a d’ailleurs plus d’affinités, il n’a pas oublié cependant la belle école d’outre-Rhin, dont il nous donna déjà plus d’une œuvre nouvelle intéressante. Cette fois, son choix s’est porté sur une composition de proportions imposantes, la IXe symphonie d’Anton Bruckner.

Cette première audition à Bruxelles constitue un réel événement artistique qu’il faut accueillir avec joie, car il ne s’agit de rien moins que de l’introduction, en pays latins, d’un génie de premier ordre. Précisément, cette œuvre monumentale, bien qu’inachevée, nous révélera son auteur dans ce qu’il eut de plus grand et de plus parfait, dans le testament artistique de Bruckner. Elle constitue le legs où il rassembla les plus purs trésors de son art pour les offrir à « Dieu », dans un élan de foi naïve et sincère ! C’est pourquoi, en exécutant ou en écoutant cette IXe symphonie, il ne faut pas oublier qu’on se trouve en présence d’une chose vraiment sacrée, d’une « offrande » d’un artiste au Créateur, à la veille d’être rappelé à lui. Nous retracerons ici en quelques lignes la carrière musicale du compositeur et l’histoire de cette symphonie, pour mieux en fixer la compréhension.

Ce n’est que vers sa quarantième année que Bruckner se voua définitivement à la composition, n’ayant rien publié, ni rien laissé subsister de son travail antérieur. Il se révèle d’un seul coup par une belle œuvre, sa messe en mineur, et publia dans la suite deux autres messes, un quintette pour instruments à cordes, un Te Deum et huit symphonies, toutes compositions de réelle valeur, d’une haute inspiration, dont plusieurs sont de purs chefs-d’œuvre.

Après des luttes longues et pénibles contre les difficultés de l’existence matérielle d’abord, et plus tard contre le parti puissant qui voulait dénigrer et anéantir son œuvre, Bruckner finit par jouir d’une certaine aisance et de la considération générale. Mais il était alors un vieillard, et l’âge amena de nouvelles misères qui ne le quittèrent plus et le firent beaucoup souffrir. Dans ses veilles solitaires, il remémorait toutes les luttes qui avaient rempli son existence depuis sa jeunesse, et les quelques moments de soleil aussi, surtout les jours heureux au milieu des villageois de son pays natal : il avait tenu l’orgue dans leur église et le violon à leurs kermesses. Ces considérations faites, l’excellent et pieux artiste, oubliant ses malheurs, n’avait plus qu’une pensée reconnaissante envers ceux qui l’avaient soutenu, et surtout, pensait-il, envers Dieu, de qui lui venaient ses dons d’artiste, sa force et son courage dans la vie. Bruckner, qui dans sa gratitude avait dédié ses symphonies à ses grands amis et à ses protecteurs, pensa qu’il devait à son « Père céleste » ses dernières années et la seule œuvre symphonique qu’il lui serait encore donné d’écrire. Elle serait en même temps un rappel de toute sa vie, avec ses joies et ses douleurs et une offrande suprême de cette âme candide, et pure que le moindre doute religieux ne vint jamais troubler.

Ainsi naquit la neuvième symphonie, œuvre grandiose dont Bruckner ne put achever que les trois premières parties. Elles furent composées de 1891 à 1894, souvent revues et corrigées[3], ainsi qu’en témoigne, à la Bibliothèque de Vienne, le manuscrit tout chargé de fines ratures ; l’écriture inégale et faible est d’une main tremblante de vieillard, mais la pensée et l’expression n’eurent peut-être jamais autant de puissance. La richesse, la beauté, la plénitude des idées, la maîtrise contrapuntique du maître atteignent cette fois aux sommets les plus élevés de la pensée et de l’art. Les hésitations dans la forme et ce reste d’une inoffensive petite pédanterie d’un ex-maître d’école de village qui se retrouvent parfois jusque dans ses dernières œuvres, n’ont plus laissé ici la moindre trace. Il n’y a qu’à la longueur

  1. Voir, au sujet de Bruckner, mon étude biographique parue dans le Guide musical (1903, nos1, 2 et 3). Une nouvelle et très belle biographie du maître par M. Rudolf Louis, vient de paraître à Munich (Ed. G. Müller).
  2. Rappelons cependant que M. Sylvain Dupuis avait déjà fait connaître la septième symphonie de Bruckner à ses Nouveaux-Concerts à Liège, il y a sept ans.
  3. L’adagio seul ne porte pas de corrections.