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Quand il arriva au sillon voisin de sa maison, Didace Beauchemin se redressa. Sans un mot il tira sur les cordeaux. Docile, le cheval, la croupe lustrée d’écume, aussitôt s’arrêta. Pour mieux prendre connaissance de la planche de terre qu’il venait de labourer, Didace, le regard vif sous d’épais sourcils embroussaillés, se retourna : les raies parallèles couraient égales et presque droites dans la terre grasse et riche. Malgré ses soixante ans sonnés, il gardait encore le poignet robuste et le coup d’œil juste. Il avait fait une bonne journée.

Entre la route à ses pieds et les pâturages communaux de l’Île du Moine, l’eau du chenal coulait, paisible et verte. Au nord, deux colonnes de fumée vacillaient au large de l’Île à la Pierre : un paquebot remontait sur le fleuve. Didace pensa :

— Les quat’ mâts achèvent de monter.

Allégées de leur lait, une dizaine de vaches, à la file, avançaient lentement sur la berge boueuse. Dans le ciel uni, sans une brise, un seul nuage rougeoyait vers l’est, dernière braise vive parmi les cendres froides. Didace, le front haut, la narine sensible, huma avec dédain la fadeur de l’air tiède. Quoique la fraîcheur du soir approchât, il sentait ses épaules