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mes mémoires

Veuillot ! Pour nos professeurs de ce temps-là, qui ne se trompaient pas si grossièrement qu’on l’a dit, c’était non seulement l’un des grands maîtres du style moderne, mais encore et surtout, le croyant de grande race, un converti où la grâce avait enraciné une foi indéracinable. Un arbre adulte, eût-on dit, planté en terre vierge. De Veuillot, je lus bientôt les œuvres maîtresses. Ce chef de file devait me conduire à Montalembert, à Lacordaire, à Ozanam, au Père Gratry, puis à l’un de leurs disciples favoris, l’abbé Henri Perreyve. Je lus surtout la vie, les lettres de ces magnifiques catholiques. Je me pris à les aimer, à me passionner pour eux, non pas tant pour leurs œuvres, leur style d’écrivain que pour leur style de vie, la qualité de leur esprit et de leur âme, qui me paraissaient de qualité royale. À distance, je ne puis décrire qu’imparfaitement la fermentation de sentiments et d’idées éveillée par cette pléiade d’hommes en ma vie de collégien. Je retiens seulement que leur influence fut considérable, presque souveraine, au point de me faire reléguer au second plan ce qui avait été jusqu’alors ma première ambition d’enfant et d’adolescent. Devenir prêtre ne me paraissait plus le plus noble ni le plus fécond emploi que je pusse faire de ma vie. Veuillot, Montalembert, Ozanam, surtout le séduisant Charles de Montalembert, le « fils des croisés », le jeune pair du procès de l’École libre, m’avaient littéralement envoûté. L’Église avait besoin de prêtres ; tout autant, me semblait-il, avait-elle besoin d’apôtres laïcs.

À partir de ce temps, un combat, un véritable drame entre dans ma vie. Pendant deux ans j’en suis tourmenté. Serai-je prêtre ? Serai-je plutôt serviteur de l’Église dans le monde ? Avec toutes mes illusions de jeune homme, je me cramponne à ce dernier rêve. Qu’on ne me parle point de mirage, d’obstacles, d’épreuves. Je me crois capable d’assez de courage et d’assez de désintéressement pour ne jamais flancher au service de ce qu’il me plaît d’appeler, avec grandiloquence, les « nobles causes de la religion et de la patrie ». En Philosophie, ni l’une ni l’autre des deux retraites de décision ne m’apportent la lumière victorieuse. Après la seconde, je remets un mémoire à mon directeur où, tout examiné, pesé aussi objectivement que possible, je conclus contre le sacerdoce. Du reste, par sa sublimité et ses terribles engagements, autant l’avouer, il me fait peur. Puis, je puis