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mes mémoires

mariés habitent le foyer commun. Le grand frère accepte de travailler avec eux sans y opposer la moindre difficulté. Il vient d’atteindre ses quarante-cinq ans. Sa santé paraît bonne. Ce 21 juin 1920, je suis en visite dans ma famille à Vaudreuil, veille de mon départ pour Saint-Donat. Je prends le déjeuner en face de mon frère, joyeux comme d’habitude. À table, il taquine sans pitié un engagé qu’il prend plaisir à mystifier. À peine suis-je rendu à Montréal que le téléphone se met à ma poursuite. Je suis sorti magasiner. Mon frère Auguste ne réussit à m’atteindre que vers midi. Au bout du fil, j’entends : « Albert est mort… mort subitement, moins d’une heure après le déjeuner ! » Mort de quoi ? D’une crise d’angine, d’une indigestion aiguë ? Le médecin n’a pu le dire. Nouvelle foudroyante. J’ai peine à y croire. Faute de train, je ne peux me rendre à Vaudreuil qu’à 4 heures de l’après-midi. La maison paternelle, envahie de silence, a déjà l’aspect de ces lieux où a passé le suprême malheur. Dans le salon, mon frère que le matin j’ai vu si vivant, repose dans son cercueil. Je ne pleure pas facilement. Mais l’émotion me monte aisément à la gorge, et parfois même, dans mes discours, jusqu’à m’étrangler la voix. Je ne puis que jeter un regard sur la figure du mort. Je m’enfuis au grand air, au bout d’une galerie, pleurer à mon aise, livrer passage au flot qui me suffoque. De l’endroit où je me trouve, je puis embrasser du regard, toute la vieille terre de chez nous. Quel panorama de souvenirs se déploie tout à coup en ma mémoire ! Le lendemain, n’en pouvant plus de me tenir près de ce cercueil qui m’accable, je pars à travers champs, me rends jusqu’au bout de la terre pour me remémorer davantage, penchés sur nos faux et nos fourches, nos travaux en commun, nos causeries, nos échanges d’espoirs. J’en revins l’âme noyée de mélancolie. Que nous tenons donc à la vie et que la vie tient donc à nous par un fil de rien ! Deux jours plus tard, toujours mal remis de mon émotion, je chante le service funèbre. J’accompagne le corps au cimetière ; je dis les dernières prières. Je vois le cercueil, soutenu par les câbles, descendre lentement dans la fosse. Minute que je n’oublierai jamais. Une poignante impression s’empare de moi que, cette fois, je viens d’ensevelir tout de bon ma jeunesse et que, désormais, j’irai plus seul sur le grand chemin de ce monde.