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deuxième volume 1915-1920

l’autre fraternité. Nous nous verrons moins souvent. Je sens qu’il en souffre plus encore que moi-même. Vers le même temps, une pire épreuve fond sur lui. Il aime et courtise une jeune fille du village qui elle-même lui rend son amour. Il eût voulu l’épouser. Nos parents, encore en assez mauvaise posture financière, hésitent à se passer des services de l’aîné, se sentent incapables de l’établir. Peut-être aussi fait-on trop vive opposition à ce mariage d’un fils d’habitant avec une villageoise. Fatiguée d’attendre, la petite villageoise se détermine à un mariage de raison. Son amant d’hier que, jamais, je le sais, elle n’oubliera, doit pourtant se résigner à l’amer abandon. Dans la vie de mon frère, l’événement se transforme en catastrophe. Une blessure le mord au cœur qui, plus jamais, n’allait se fermer. Fier, absolu dans son amour, on le voit se replier dans un isolement définitif. Il était beau de visage, avait de la mine ; il eût pu facilement trouver un autre parti ; il se refusa à courtiser toute autre jeune fille. Sa vie devient une énigme. Il doit souffrir atrocement. Il n’en laisse rien voir. Deux amours ou deux soucis lui servent de refuge : la terre et la politique. La terre, il se prend à l’aimer encore plus qu’auparavant, presque avec passion. Avec les années, il est devenu pratiquement chef de la ferme. Dans journaux et revues, il se met à se renseigner sur la science de son état ; on le vit courir les conférences, les expositions, les concours agricoles ; il aime les belles bêtes ; il se pique d’être l’un des bons laboureurs de la paroisse, prend grand plaisir au beau coup de charrue tracé droit, d’égale levée.

Il aime aussi la politique. Et, par politique, l’on pressent ce que je veux dire en une maison où le vulgaire esprit de parti n’est jamais entré. Il n’a pas de peine à devenir nationaliste, fervent admirateur de Bourassa. Il lit péniblement. Il n’en devient pas moins, et à partir du premier numéro, lecteur assidu du Devoir. Le soir, tous travaux terminés, le journal lui fournit sa lecture quotidienne que nulle fatigue ne lui fait remettre au lendemain. Aussi, dans les réunions d’hommes, dans les veillées à la maison ou ailleurs, faut-il l’entendre discuter de politique avec une aisance, un brio victorieux.

Ainsi sa vie se passait. Deux de ses jeunes frères se sont mariés. En attendant le partage du patrimoine familial, les deux