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mes mémoires

Nous étions à Ottawa. Les Canadiennes françaises tendaient la main, faisaient la quête du charbon. Il fallait assurer aux petits enfants, aux maîtres et aux maîtresses qui, dans la capitale de notre pays de liberté, défendaient leur âme française, le moyen de ne pas geler. Un orateur montréalais, dont le nom est cher à L’Action française, était venu apporter à nos compatriotes de là-bas l’appui d’une parole formée aux disciplines européennes, mais passionnée pour les choses du pays. Sur l’estrade, deux vieillards l’encadraient, adversaires d’un demi-siècle, pour la première fois peut-être associés dans un effort commun : l’ancien président du Sénat, l’ancien premier ministre du Canada.

Et lorsque l’abbé Groulx eut terminé sa conférence, M. Laurier se leva.

En quelques phrases sobres, élégantes comme il savait les faire, il remercia l’orateur ; puis, comme si l’ultime et décevante expérience de sa longue carrière lui fût remontée aux lèvres, comme s’il eût en même temps sondé de lointaines perspectives d’avenir, il laissa tomber cette phrase : « Il nous faudra combattre longtemps… »

C’était la constatation de la lutte ancienne, de la lutte inéluctable, que nulle concession n’avait pu enrayer, que l’on doit regretter, mais que le plus douloureux regret et les plus généreuses illusions sont également impuissants à écarter.

À ce mélancolique constat, M. Laurier donnait ce soir-là sa conclusion logique : il apportait à la résistance effective, à celle qui se traduit par des sacrifices et des actes, l’appui de sa parole.

À l’heure où disparaît le vieux chef qui fut le centre de tant de débats, dont les méthodes et les tactiques appartiennent à l’histoire, c’est cette formelle et lucide constatation de la lutte inévitable et prolongée, c’est ce suprême conseil d’action directe qu’il nous paraît le plus utile de recueillir ici ; c’est le meilleur hommage à déposer sur la tombe de celui qui n’est plus.

Wilfrid Laurier ! Nom prestigieux pour les gens de ma génération. Quelque chose comme un météore dans le ciel politique au Canada. Que cet homme aura soulevé de vitupérations et d’anathèmes ; mais qu’il aura aussi fait battre les mains et les cœurs ! Le jour de la mort de Laurier, j’entends encore Laure Conan me disant, les yeux mouillés : « Que le cher grand homme était aimé ! »