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deuxième volume 1915-1920

d’une entrevue avec Laurier, premier ministre, au temps de l’une des crises les plus aiguës de la querelle scolaire du Manitoba : « Je n’y retourne pas, il est en train de me gagner ! »

Cette affabilité conquérante, j’aurai l’occasion de l’éprouver en une autre circonstance, celle-ci plus solennelle, je veux dire la « soirée du charbon pour les écoles d’Ottawa ». Nous sommes toujours en 1916, en pleine guerre européenne et au moment peut-être le plus tragique de la lutte scolaire franco-ontarienne contre le fameux Règlement XVII, règlement qui vise à la suppression progressive du français dans les écoles françaises de la province voisine. D’année en année, la minorité voit se resserrer autour d’elle le cercle de fer où le persécuteur prétend bien l’étouffer.

Donc, je me rends à Ottawa pour cette conférence organisée par Mme Marchand et qui aurait lieu le 15 octobre 1916. Encore cette fois je me sens passablement ému. Je songe à la vaste salle du Théâtre Russell qui va probablement se remplir, salle habituée des grandes manifestations de la capitale ; je songe surtout à l’attente de l’auditoire, à celle de mes amis que je ne voudrais pas trop décevoir dans l’occurrence grave où je leur apporte mon concours.

Encore cette fois, sir Wilfrid se plaît à diminuer mes appréhensions. Arrivé à Ottawa la veille au soir chez mon hôte toujours si généreux, Mgr Myrand, curé de Sainte-Anne, j’apprends que nous sommes invités à aller dîner tous deux, le lendemain midi, chez M. Laurier. J’aurai donc la bonne fortune de rencontrer le personnage dans sa plus proche intimité. Ce jour-là — c’est un dimanche — nous dînons à la résidence privée de sir Wilfrid, rue Laurier. Nous ne sommes que quatre : l’hôte, lady Laurier, Mgr Myrand et moi-même. Peut-être s’y trouvait-il un cinquième convive. Je n’en suis pas sûr et je ne me rappelle plus qui. Sir Wilfrid nous reçoit avec son affabilité coutumière. C’est lui qui sert à table. Et je le vois encore, tout en causant, qui découvre une rôtissoire où reposent deux canards sauvages bien dorés et même brunis, qu’il entreprend de dépecer avec son aisance de