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mes mémoires

rive même d’inciter M. Henri Bourassa à fonder ce périodique. Ma lettre, une longue lettre, parut dans Le Devoir du 12 juin. Je rappelais à M. Bourassa les fins expresses de son mouvement d’idées : « viser à la tête », atteindre d’abord l’élite intellectuelle pour de là, atteindre le peuple. Or, ajoutais-je :

sans contester la grande puissance du journal, même pour cette action sur l’élite, vous n’ignorez pas cependant que les gens qui pensent se laissent moins gagner par l’article de journal toujours un peu éphémère, que par les pages du livre ou de la revue qu’on lit chez soi, à tête reposée, qu’on annote, qu’on discute, pages où la pensée est plus élaborée, parce que l’espace est plus large, où la pensée aussi est plus sûre d’elle-même, parce qu’on l’a mieux méditée. N’est-ce pas Victor Giraud qui affirme, dans les Maîtres de l’heure, que l’article de revue l’emporte même sur le livre de nos jours, pour l’action et l’influence ? Quelques-uns des plus grands courants d’idées qui ont traversé le monde intellectuel français, en ces dernières années, n’avaient-ils pas pris origine dans « Les Affaires de Rome » d’Eugène-Melchior de Vogüé et dans « Une visite au Vatican », de Ferdinand Brunetière ?

Je rappelle ensuite à M. Bourassa son souhait exprimé naguère à l’Université Laval : souhait de la fondation d’une chaire d’enseignement pour la défense du français. Projet tombé à plat naturellement dans le milieu universitaire. Je profite de l’échec pour prôner le remplacement possible de ladite chaire par la fondation d’une revue où les spécialistes auraient le loisir de traiter avec ampleur les problèmes de la vie française chez nous. M. Bourassa me répond aimablement par lettre, le 25 juin 1915. Mon projet lui sourit. Ce projet a le tort d’être prématuré. Il ne faut pas compromettre l’avenir du Devoir qui accapare toutes les énergies et toutes les finances des amis du journal. Une œuvre non moins urgente, sinon davantage, serait plutôt, à son avis, la « création d’un instrument de propagande de nos idées dans les milieux de langue anglaise ».

Mes amis de la Ligue des droits du français auront donc beau jeu à me soutirer toutes sortes de collaborations pour L’Action française. « Vous souhaitiez une revue ; en voici une. Vous n’avez qu’à y écrire. » En effet, dès cette première année, j’y écris aussi souvent qu’à mon tour : pas moins de cinq articles. À l’époque je