Page:Groulx - Mes mémoires tome I, 1970.djvu/30

Cette page a été validée par deux contributeurs.
30
mes mémoires

nos souliers de bœuf plus gros que nos têtes. De retour, nous descendions au bord de l’eau, nous laver les jambes dans l’eau froide de septembre ou d’octobre. Et les jambes toutes rougies, nous passions derrière la grande table de la cuisine, y faire nos devoirs de petits écoliers. Rudes exercices, mais que nous imposait le risque de 1882. Parfois, la tâche s’offrait avec moins de rudesse. Ainsi, vers l’âge de 10 ans, il m’arrivait de me rendre, le soir, à Dorion, village voisin, vendre des fleurs à l’Hôtel Lotbinière : hôtel aujourd’hui disparu, mais alors très fréquenté par la haute villégiature de Montréal. J’allais là pour le compte du notaire Dieudonné Brûlé, le monsieur de qui nous avions acheté la « terre du bois ». Ce notaire eût battu monnaie avec le bien de son voisin. Des fleurs de son parterre, il composait des bouquets de toute forme et m’envoyait, les soirs de bal, les offrir au grand monde du fameux hôtel. Je ne me croyais pas si bon vendeur. Sur mes fleurs je vis se pencher bien des messieurs en habit de cérémonie et d’opulents décolletés. Un soir, m’a-t-on même dit dans le temps, sir Adolphe Chapleau figurait parmi les danseurs. Donc, bien jeune, j’aurai vu évoluer, au son de musiques enivrantes, ce monde de la haute société. Mais il me parut si loin, si étranger au petit paysan que j’étais, que je n’en éprouvai nul vertige.

Besognes diverses, mais pour accumuler patiemment les 400 piastres de redevances annuelles, il fallait trimer, ne pas perdre l’occasion de ramasser un sou. De là encore nos cueillettes de fruits : cueillette de noix, de noix douces et de noix longues sur la « terre du bois », cueillette de fraises, de framboises. Pour ces derniers fruits, on m’instituait chef d’équipe. Nous partions donc cinq ou six enfants, frères et sœurs, ceux des plus jeunes qui ne pouvaient encore travailler aux champs. Nous partions pour la journée. Notre mère nous préparait notre lunch du midi. Et en route vers les champs de framboises de la « terre du bois » ou de l’Île-aux-Tourtres, vers les récents abatis où, comme l’on sait, graines patientes sous le sol rocheux, mûres et framboises avaient attendu leur tour de réclamer leur portion d’espace et de soleil. Mon équipe se composait de travailleurs peu entraînés. La cha-