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tout à fait. L’avant-veille, au presbytère de Cocagne, n’avions-nous pas entendu le vieux curé se moquer si gentiment, mais si copieusement, du langage de ses paroissiens et autres « manies acadiennes » ? L’abbé Hébert en convient toutefois : chez ses compatriotes la méfiance contre les Canadiens français subit assurément un recul. Plus de relations réciproques abaissent le mur. Une querelle avec le Québec n’a pas de sens.

Quelques jours plus tard, les deux voyageurs passaient à l’Île du-Prince-Édouard. Un Congrès pédagogique avait lieu à Notre-Dame-du-Mont-Carmel. Belle occasion de se renseigner sur la situation scolaire des insulaires acadiens. Là encore, avec nos amis les Vanier, nous nous heurtons à la douloureuse énigme. Accueil plutôt réservé, le soir de notre arrivée. Puis, après nos discours, un soir de réunion générale, la fraternité, la chaleur retrouvées. Au surplus nous avions fait de notre mieux, sans qu’il y paraisse trop, pour dissiper le malentendu. Le Congrès nous a révélé d’ailleurs un autre motif de méfiance, motif passé sous silence par l’abbé Hébert : un complexe d’infériorité devant le grand frère qu’on sent ou qu’on se figure de culture plus avancée, un peu de ce sentiment d’humilité contrainte ou de dépit qu’éprouvait naguère le Canadien français devant le Français de France, réputé de haute culture. Il est arrivé, en effet, que nos petits discours, au Congrès de Notre-Dame-du-Mont-Carmel, n’ont pas laissé de produire quelque impression parmi ces braves gens. Succès qui a paru mettre à la gêne quelques-uns de ceux que l’on appelle les « chefs acadiens ». Le lendemain, à la réouverture du Congrès, nous pouvions entendre l’un de ces « chefs » nous décerner ce compliment à la fois suspect et révélateur : « Puis, n’oubliez pas, chers amis, que la province de Québec ne nous envoie pas d’ordinaire ce qu’elle a de pire. »

De l’Île, les pèlerins que nous sommes retournent à la terre ferme, pour la partie la plus désirée et la plus émouvante de leur pèlerinage : l’excursion à la Grand’Prée. Je ne le cacherai pas, sur ce petit coin de la Grand’Prée, nous avons éprouvé les plus fortes émotions de notre voyage. Promenade lente à travers le Parc du Souvenir, un récit de l’expulsion à la main. Longues poses dans l’ancien cimetière, à la croix, sur les tombes délaissées, à la margelle du puits, sous les saules centenaires. Nous revivons