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mes mémoires

On sait qu’il fut un grand ami du Canada. Il parlait de nous intelligemment : chose plutôt rare en France. N’est-ce pas à Crec’h Bleiz que je rencontrai un jour un brillant avocat de Quimper, descendant de Chateaubriand, qui me dit avoir lu le Voyage en Amérique, me récita même d’Atala les premières phrases de la description du Niagara : « Nous arrivâmes bientôt au bord de la cataracte… » et qui, cependant, fut dans la stupeur de m’entendre parler français. Le brave homme fit encore mieux : il tomba éperdument de tout son haut, quand, rectifiant ses connaissances géographiques, j’osai bien lui apprendre que la superficie du Canada dépasse quelque peu celle de la Suisse.

Ces ignorances faisaient sourire l’amiral. « Je connais bien votre pays, me dit-il, en me donnant sa première poignée de main, j’y ai même prêché à une retraite pastorale. » Venu à Montréal en 1891, pendant la retraite diocésaine, il s’était rendu saluer Mgr Fabre au Grand Séminaire de Saint-Sulpice et, au dîner, y avait pris la parole en présence de tout le clergé.

Il possédait une riche collection de nos bois et de nos métaux, don du gouvernement canadien. Il y avait joint quelques souvenirs personnels, et tout cela faisait, dans un coin du château, ce qu’il appelait, son « petit département du Canada ». Un ami lui avait même envoyé deux plants d’érable qui sont devenus des arbres beaux et forts dans le bocage de Crec’h Bleiz. Je me souviens d’être allé m’asseoir souvent sous leur ombrage pour goûter, aux heures de nostalgie, quelque chose des brises du pays natal.

M. de Cuverville, malgré ses occupations, trouvait le temps de lire tous les journaux et toutes les revues qu’on m’envoyait du pays. Il s’alarmait parfois de certains faits et de certaines idées. Je l’entretenais un jour des dangers que doit affronter un étudiant canadien à Paris. Je lui confiais que nos jeunes médecins, en particulier, y viennent chercher trop souvent autre chose que la science médicale. Cette pensée du mal fait par la France à ceux qu’elle devrait aider le fit s’indigner d’une vive colère. Et c’est alors qu’il prononça contre son pays un mot terrible qui, évidemment, dépassait sa pensée, mais qui n’en manifestait que mieux l’affection inquiète qu’il nous portait : « Monsieur l’abbé, moins le Canada enverra de ces jeunes gens étudier à Paris, mieux il s’en portera.