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premier volume 1878-1915

tout, c’est le retentissement possible de tel ou tel événement sur la vie de l’Église. Sur l’Église, il se tient les yeux fixés comme sur le pôle suprême du monde. Tout le courant de ses pensées passe par là. Sa famille n’a pas été pour rien famille amie de Veuillot. La conversation du midi se continue longtemps après le déjeuner. Car voici bien un autre article du règlement familial, invariable celui-là aussi, sauf les jours de pluie : la promenade à travers le parc. Toute la famille en est. Je marche de l’avant, aux côtés de l’amiral. Suivent Mme de Cuverville, sa petite-fille et les invités du jour. La caravane s’arrête sous un treillis d’où la vue porte naturellement sur la mer, la grande amie où le marin a passé cinquante ans de sa vie. L’amiral partage d’ordinaire mon banc. C’est le moment où il se laisse aller à ses souvenirs. Et quels souvenirs pleins de charmes et de leçons de choses ! En sa jeunesse il n’a pas connu seulement Veuillot. Il avait entendu Lacordaire ; il avait fréquenté les salons de Montalembert, rencontré Ozanam. L’on devine quel bonheur j’éprouvai à l’interroger sur l’École catholique de 1830, sur les relations de Veuillot et de Montalembert, sur tous mes grands favoris de ce temps-là.

On se demandera ce que je devenais en ce petit monde semi-monacal. Qu’on se rassure. À Crec’h Bleiz, la vie n’a rien de monotone. J’occupe une chambre dans l’une des tours du castel. J’y peux lire, faire un peu de théologie. Pour lire, les jours de beau temps, je vais m’asseoir sous l’ombrage de deux jeunes érables canadiens, don du gouvernement de Québec à l’amiral, et que le seigneur de Crec’h Bleiz a plantés sur la pelouse, à quelques pas de sa porte d’entrée du manoir. Ces arbres du pays natal, exilés si loin, combien de paysages de mon chez-nous ils m’auront permis d’évoquer ou de recomposer. Chateaubriand eût voulu qu’on plantât à Gênes, des magnolias dont les roses eussent parfumé le tombeau de Christophe Colomb. Sous les érables de Crec’h Bleiz, je croyais entendre quelque chose de la grandiloquente musique des forêts québecoises. Parmi mes distractions, je compte aussi les pêches aux crevettes où m’amènent les vicaires de la paroisse, pêches captivantes sur le rivage plat de la mer qui, à marée basse, se retire à près d’un mille. Promenade pittoresque. La soutane retroussée, chaussés de simples espadrilles, nous déambulons sur le galet, un panier à couvercle passé au coude, un petit filet en