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mes mémoires

du château : Mme de Cuverville, — une du Clésieux, — sa petite-fille Mimi de Cuverville âgée de vingt ans, fille du fils Jules, et tous les serviteurs. Assez souvent l’amiral sert lui-même ma messe. Il communie presque tous les jours. L’action de grâces terminée, nous descendons au château pour le petit déjeuner. Près de la table, tous échangent l’invariable poignée de mains. Mimi, d’un baiser également invariable, embrasse ses grands-parents. Quand Monsieur Jules est de passage, il embrasse son père au front. Et les langues se dénouent. Le petit déjeuner pris presque à la hâte, M. de Cuverville s’enferme dans sa bibliothèque jusqu’à midi. Il en sort pour le déjeuner, s’enferme de nouveau vers une heure et demie jusqu’à six heures du soir ; remonte alors à sa chapelle pour la visite au Saint-Sacrement, le chapelet, la prière du soir, dîne à sept heures, puis passe au salon s’enfoncer dans un roman de Walter Scott. À neuf heures, l’amiral prend la route de sa chambre. Et ce sera ainsi, à la minute, pendant les trois mois que M. le Comte et moine de Cuverville prendra ses vacances.

Le silence n’est pourtant pas de règle toute la journée. Sans être causeur abondant, émérite, plein de verve, l’amiral aime parler. C’est lui à table où pendant ces trois mois on m’abandonne la place d’honneur, c’est lui qui dirige, anime la conversation. Mme de Cuverville, vieille personne souffreteuse, cause peu. Quand M. Jules est là, gros garçon jovial, veuf qui s’amuse un peu, même trop au gré de son père, — sorte de Robinson établi dans une île, à une portée de fusil du rivage où il vit avec une servante, — la conversation tourne facilement au piquant. L’amiral qui garde l’esprit d’un patriarche ne se prive guère de corriger, de tancer le grand fils quand celui-ci risque quelque théorie hasardeuse ou porte, sur un écrivain, un livre, un jugement peu conforme à l’orthodoxie paternelle. Le fils se hasarde parfois à quelque mise au point, mais le plus souvent, juge plus prudent de ne pas insister. L’amiral cause surtout le midi, au déjeuner. Il a dépouillé son courrier, jeté un œil sur ses revues, ses journaux. Il les commente. En ce catholique de vieille race, une chose me frappe tout de suite : son sens chrétien, son amour de l’Église. Ce qu’il note particulièrement dans les nouvelles du matin, dans les mouvements politiques de l’Europe, du Proche et de l’Extrême-Orient, toutes régions qu’il connaît bien, ses croisières l’ayant mené un peu par-