Page:Groulx - Mes mémoires tome I, 1970.djvu/128

Cette page a été validée par deux contributeurs.
124
mes mémoires

pleine nostalgie, avec les refrains du pays. Le confrère Bourgeois, toujours d’égale humeur, trop lent peut-être pour trouver le temps de se mettre en colère, nous agace bien parfois par sa manie de tirer de l’arrière, de n’être jamais prêt, de toujours oublier son parapluie et de nous faire manquer parfois la diligence ou le train. Mais comment se fâcher contre cet homme dont la parfaite candeur désarme la plus virile impatience ? Cette année-là, j’ai gardé le souvenir de trois de nos étapes, entre autres : le passage à Florence, le pèlerinage à Assise, la visite à Venise. Florence, ville dont le nom seul a gardé une résonance magique, où l’on se promène comme dans une féerie de beauté, ne sachant trop, dans la fringale de tout voir, de s’enchanter l’esprit de tout ce qui s’y trouve, ne sachant trop, dis-je, de quel côté tourner les yeux. Visites dans les interminables galeries des Pitti et des Uffizi où l’on pourrait apprendre presque toute l’histoire de l’art et qui laissent l’incurable nostalgie d’une civilisation à jamais insurpassée et irréversible. Visite au couvent de Fra Angelico qui laisse dans la mémoire des pans de ciel. Et Assise ! Sur mes nerfs tendus par le dur travail à Rome, ce paysage de l’Ombrie produit l’effet d’un souverain lénitif. En nul autre endroit au monde, ai-je si fortement éprouvé jusqu’à quel point, un homme, le souvenir d’un homme, peut remplir un lieu jusqu’à en devenir l’âme vivante. Dès les premiers pas François d’Assise me devient un personnage obsédant. Partout me poursuit l’ombre du Poverello avec sa flamme dans les yeux, son dynamisme de conquérant, après saint Paul, incarnation du Christ, la plus approchante peut-être jamais apparue sur la terre des hommes. Étudiants de Rome, nous sommes de pauvres pèlerins. Pourtant, nous décidons, mes compagnons et moi, de nous rendre jusqu’au refuge de l’Alverne, quelque longue et roide qu’en paraisse la pente. Et nous voici dans un cabriolet traîné par deux bœufs, un soir de rêve. Devant nous, un soleil rouge illumine campagne et mont. Sans doute possible nous respirons une atmosphère intensément mystique qui nous pénètre jusqu’au plus creux de l’âme et nous fait oublier de parler. Dans toute vie de prêtre, il est bon, je pense, qu’apparaisse, un jour, de façon vive et proche, l’image du pauvre d’Assise.

À Venise, un autre spectacle nous attend. Décrire, en termes neufs, la ville des vieux Doges, assise sur un miroir inondé du