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FANTÔME



22 octobre 1914.


Il y a entre ma vie présente et le passé un rideau de brouillard que d’un geste je m’efforce parfois de dissiper un instant. Mais il est si épais que je parviens rarement à y creuser une étroite meurtrière par où je puisse, l’espace d’un éclair, apercevoir les choses d’autrefois. Je pourrais dire tout simplement, abandonnant une image trop difficile à bien préciser, que le passé, qu’hier encore je touchais, avec lequel je vivais sans effort, le rappelant vers moi d’un signe aussitôt obéi, que ce passé sans lequel le présent n’a plus d’assise et chancelle, n’existe plus, et, chose extraordinaire, n’a jamais existé. Alors, comment est-ce que je vis puisque le présent dépend du passé, comme un fils dépend de son père ? Mais c’est bien simple, je ne vis pas, je ne suis qu’un fantôme qui flotte dans l’air, sans consistance, sans formes précises, à l’état d’essai ou de résidu de vie. Ses efforts pour se relier aux choses et en prendre connaissance sont rarement heureux. Quand il croit s’être accroché à quelque