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blerie. Il est simplement un musicien de la grande race : il dessine et il peint avec la liberté de main d’un maître ; et, si c’est être soi que de n’imiter personne, il est assurément lui.

Je n’ai point à raconter ici, par le menu, le livret de l’opéra Henri VIII : tous les comptes rendus de la première représentation se sont chargés de ce soin. Au demeurant, tout le monde connaît l’histoire de ce monstre — j’allais dire de ce pourceau couronné, — de ce Barbe-Bleue émérite, doublé d’un pitoyable et vaniteux théologien. À son ambition, il ne fallait rien moins que la tiare, et le pape le troublait, pour le moins, autant que les femmes et la boisson. Mais il n’y a ni tempête ni menace qui tienne ; en fait de rodomontades, la papauté en a vu de toutes les couleurs, ce qui ne l’a pas empêchée de dormir en paix dans sa barque insubmersible.

La pièce de MM. Détroyat et Armand Silvestre roule sur la passion d’Henri VIII pour Anne de Boleyn, sur son conflit avec le légat du pape Clément VII, qui refuse de ratifier le divorce, et sur les humiliations hypocrites et barbares infligées par le tyran à sa noble épouse Catherine d’Aragon, qui en meurt.

M. Saint-Saëns n’a pas écrit d’ouverture. Ce n’est certes pas que la science symphonique lui fasse défaut ; il l’a prouvé surabondamment. L’ouvrage débute par un prélude basé sur un thème anglais qui se reproduira comme thème principal du finale du troisième acte.

Ce prélude s’enchaîne, sans interruption, avec le drame. Dès la première scène, entre Norfolk et Don Gomez, l’ambassadeur d’Espagne à la cour d’Henri VIII, se trouve un charmant cantabile : « La beauté que je sers », phrase pleine de jeunesse dont la terminaison, sur les mots : « Bien que je ne la nomme pas », est ravissante de simplicité. On remarque surtout, dans le premier acte, un chœur de seigneurs s’entretenant de la condamnation de Buckingham ; une cantilène du roi : « Qui donc commande quand il aime ? » phrase pleine de vérité d’expression ; l’entrée d’Anne de Boleyn, sur une gracieuse ritournelle amenant un chœur de femmes très élégant : « Salut à toi qui nous viens de la France ! » auquel succède une page tout à fait remarquable scéniquement et musicalement, — c’est la marche funèbre accompagnant Buckingham à sa dernière demeure, sur le chant du De profundis supérieurement combiné avec les apartés d’Henri VIII et d’Anne sur le devant de la scène, pendant que l’orchestre murmure, en même temps que le roi, à l’oreille de la jeune dame d’honneur, la phrase caressante qui se reproduira dans le cours de l’ouvrage : « Si tu savais comme je t’aime ! » Cette belle scène s’achève dans un magistral ensemble de grande envergure dramatique, qui couronne noblement le premier acte.