Page:Goncourt - Journal, t4, 1892.djvu/27

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Dimanche 14 août. — Triste de la mort de mon frère, triste du sort de la patrie, je ne puis tenir chez moi, j’ai besoin de dîner dans une maison amie, et je vais un peu à l’aventure, demander à dîner chez Charles Edmond.

Je trouve dans la maison de Bellevue, prêts à se mettre à table, Berthelot et Nubar Pacha, un Européen, auquel le long séjour en Égypte a donné comme une conformation de tête orientale, et dans le masque fin et diplomatique duquel le rire montre quelquefois les dents blanches d’un sauvage. On cause de nos revers, et Berthelot, que notre humiliation vis-à-vis de l’Europe a rendu malade et éloquent, véritablement éloquent, parle, avec une voix éteinte, de l’impéritie générale, du favoritisme, de la diminution des hommes par le pouvoir personnel.

Nubar Pacha, lui, nous entretient de l’impitoyabilité du gouvernement avec les faibles. Il dit les larmes, les vraies larmes qu’il a versées à trente-neuf ans, à la suite d’une entrevue avec notre ministre des Affaires étrangères, à propos des exigences de la France, exigences, affirme-t-il, qui ont fait toute la dette de l’Égypte.

Puis il interroge Berthelot sur la race égyptienne, et il lui demande de quelle malédiction elle est frappée ? Pourquoi elle n’est pas perfectible ? Pourquoi les fils de fellahs sont inférieurs aux fellahs ? Pourquoi le jeune Égyptien, qui apprend avec plus de rapidité que le jeune Européen, est arrêté, à quatorze ans, dans son développement intellectuel ?