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boulevard Montmorency est traversé par des gens marchant à quatre pattes.

On assiste chez tous, à l’opération d’esprit douloureuse, qui amène la pensée à la honte d’une capitulation. Cependant il est des énergies féminines qui résistent encore. On parlait de pauvres femmes qui, ce matin même, criaient aux queues des boulangers : « Qu’on diminue encore notre ration, nous sommes prêtes à tout souffrir, mais qu’on ne capitule pas ! »

Vendredi 27 janvier. — Je vais ce matin à l’enterrement de Regnault.

Il y a une foule énorme. On pleure, sur ce jeune cadavre de talent, l’enterrement de la France. C’est horrible, cette égalité devant la mort brutale du canon ou du fusil, qui frappe le génie ou l’imbécillité, l’existence précieuse comme l’existence inutile.

J’avais rêvé de faire faire par lui un portrait de mon frère, dans le format du portrait en pied de la comtesse de Nils Barck. Mon frère ne revivra pas par ce talent de coloriste, dont j’entends le De Profundis, dans une sonnerie de clairon et un roulement de tambour. J’ai vu passer derrière sa bière une jeune fille, ainsi qu’une ombre, en habit de veuve. On m’a dit que c’était sa fiancée.

J’entre, en sortant de là, dans la boutique de Goupil, où est exposée, non encore encadrée, une aquarelle du mort, vous montrant le Maroc comme dans une vision des Mille et une Nuits.