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du mystérieux usurier hanta plus d’une fois ses songeries. « Voilà, se disait-il, involontairement, celui que je devrais prendre pour modèle du diable ! » Jugez donc de sa stupéfaction quand, un jour qu’il travaillait dans son atelier, il entendit frapper à la porte et vit entrer l’effarant personnage. Il ne put retenir un frisson.

« – Tu es peintre ? demanda l’autre tout de go.

» – Je le suis, répondit mon père, curieux du tour que prendrait l’entretien.

» – Bon, fais mon portrait. Je mourrai peut-être bientôt et je n’ai point d’enfants. Mais je ne veux pas mourir entièrement, je veux vivre. Peux-tu peindre un portrait qui paraisse absolument vivant ? »

« Tout va pour le mieux, se dit mon père : il se propose lui-même pour faire le diable dans mon tableau ! »

» Ils convinrent de l’heure, du prix, et dès le lendemain, mon père, emportant sa palette et ses pinceaux, se rendit chez l’usurier. La cour aux grands murs, les chiens, les portes en fer et leurs verrous, les fenêtres cintrées, les coffres recouverts de curieux tapis, le maître du logis surtout, assis immobile devant lui, tout cela produisit sur mon père une forte impression. Masquées, encombrées comme à dessein, les fenêtres ne laissaient passer le jour que par en haut. « Diantre, se dit-il, son visage est bien éclairé en ce moment ! » Et il se mit à peindre rageusement comme s’il redoutait de voir disparaître cet heureux éclairage. « Quelle force diabolique ! se répétait mon père. Si j’arrive à la rendre, ne fût-ce qu’à moitié, tous mes saints,