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appeler son camarade fils de prêtre ; fils de prêtre, eh bien oui, il l’était en effet et ne le savait que trop bien, mais on ne veut pas être appelé fils de prêtre, et il fut exaspéré par cette dénomination ; aussi lui répondit-il fort bien : « Tu mens ; je suis conseiller d’État, et non pas un fils de prêtre, c’est toi qui es un… un fils de prêtre… » Et, une minute après, il répéta avec l’intention de le piquer ou plus vif : « Oui, voilà ce que c’est, tu es un fils de prêtre, et rien que cela, entends-tu ! » Le conseiller d’État aurait bien pu, après avoir ainsi renvoyé à Tchitchikof et pour ainsi dire cloué sur lui une qualification si outrageante, se tenir pour pleinement satisfait : mais non ; tandis que notre héros, toujours préoccupé du devoir, allait inspecter le poste et donner plusieurs ordres utiles, son lâche confrère eut l’infamie de rédiger contre lui et d’expédier à l’autorité supérieure un rapport secret.

Cette démarche insensée ne provenait pas de cette seule algarade ; ils avaient déjà été aux prises au sujet d’une commère fraîche et ferme comme un navet de Kief, selon l’expression des pions de douane et du sergent de la troupe, qui racontaient à la veillée que deux mauvais drôles avaient reçu de l’argent pour donner, en un certain endroit, une bonne rincée à notre héros, et ils ajoutaient tout bas avec malice que c’étaient deux imbéciles dont la gaillarde faisait des gorges chaudes avec un certain capitaine Chamcha. Mais ce sont là des propos de subalternes, qui sentent leur bivouac et dont le lecteur fera lui-même bonne justice. Le mal, c’est que les mystérieuses relations de la douane et de la contrebande devinrent publiques et firent scandale dans l’administration. Le conseiller d’État tomba, et cela à un âge où on ne se relève pas ; mais dans sa chute il entraîna notre héros. Celui-ci, bon logicien toujours, allégua pour sa défense que, pour prendre tous les contrebandiers, comme il s’y était engagé, il avait eu besoin de les allécher, de les attirer tous du côté de son fort ; mais il y avait eu, comme nous avons dit, trop de scandale dans la contrée pour qu’on l’admît à justification ; il fut mis en jugement ; tout ce qu’il possédait fut confisqué, ainsi que l’avoir du