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bien durs ; puis il changea presque coup sur coup deux ou trois fois de place, parce que celles qu’il acceptait pour ne pas rester oisif comportaient de la malpropreté et de la bassesse. Tchitchikof, l’homme le plus enclin à l’élégance, obligé de stationner de longues heures au milieu de gens crottés et sans linge, restait seul propre, sans doute au fond de l’âme bien plus que sur lui, mais il avait la passion des tables de bois verni, du fauteuil couvert de maroquin et des essuie-plumes. Jamais, certes, il ne se serait permis, dans l’abandon de la causerie, un mot malséant ; combien ne devait-il donc pas gémir de voir les autres, dans leurs discours méprisables, s’abstenir de toute décence et, ce qui est encore une grave dissonance, de toute cette considération qu’on doit sans doute au titre et au rang ! Nous sommes bien sûrs, nous, que le lecteur apprendra avec plaisir que Pâvel Ivanovitch changeait de linge tous les deux jours et même tous les jours pendant les grandes chaleurs, en juillet. La moindre mauvaise odeur le blessait très-sensiblement, à ce point que quand le petit bossu venait lui tirer ses habits ou ses bottes, il tenait sous ses narines une fleur ou un flacon d’essence, quoique cet homme ne sentît pas le rance comme plus tard Pétrouchka ; il avait des nerfs de jeune demoiselle, et conséquemment il avait cruellement à souffrir dans un cercle d’hommes qui exhalaient les alcools, l’ail et le tabac, et n’avaient point le sentiment de ce qui est bien ou malséant dans le langage et les manières. De frais qu’il avait été et gras dans une juste proportion, il devint en peu de mois très-maigre et d’un pâle tirant sur le vert ; alors, s’il se regardait au miroir, ce n’était plus que pour se raser, et chaque fois il se disait : « Mon Dieu, que je suis devenu laid ! » Après quoi il retournait sa glace pour ne plus se voir ; mais il supporta toutes ces mortifications avec un courage indomptable, une résignation invincible, dont il fut à bon droit récompensé par l’accueil favorable qu’on fit à sa demande de passer dans le service des douanes.

Le service des douanes était depuis un certain temps l’objet de ses visées et de ses aspirations. Il avait eu occa-