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n’en dirons pas autant des quatorze cents familles de serfs dont il était maître et seigneur, et pour qui on ne peut affirmer qu’il ait toujours eu des entrailles de père. Les seuls envers qui il ait été constamment porté à l’indulgence passive, ce furent Séliphane et Pétrouchka. Ils moururent peu de temps après la grande déconvenue des élections de la noblesse, peut-être par suite du chagrin profond que leur causa la préférence, plus apparente que réelle, accordée par Tchitchikof au cocher et au valet de chambre qui avaient suivi leur maître à la ville.

Il avait, comme seigneur, certains principes dont il ne se départait point ; méprisant les délations et les délateurs, il ne punissait jamais que les fautes dont lui-même était témoin ou dont il avait personnellement à souffrir ; mais alors il punissait rigoureusement sans beaucoup délibérer sur le degré de gravité du délit. Un fourbe, un voleur, un ivrogne, un libertin n’avaient qu’à éviter de jamais se trouver sur sa route pour être à ses yeux parfaitement innocents, quelque détestable que pût être leur réputation ; mais qu’un de ses paysans lui ait fait un mensonge, qu’un autre ait passé près de lui sortant de son bois une charge de broutilles sur le dos ; qu’un troisième, en lui répondant, ait fait devant lui un hoquet alcoolique, qu’il en ait aperçu un quatrième courtisant d’une manière lascive quelque villageoise, peut-être sa fiancée, mais n’importe, tous quatre étaient impitoyablement condamnés à passer par les verges.

Il laissa à fort peu de paysans les moyens de parvenir à l’aisance. Cependant quelques-uns, malgré les mille obstacles inhérents à leur condition de serfs, devinrent positivement riches et sollicitèrent de lui leur manumission moyennant finance. Il refusa constamment sans donner la raison de son refus et il ne consentit même jamais à ce que leurs filles épousassent des affranchis.

Avoir des sujets, les maintenir fermement sous sa domination, augmenter le plus possible le budget des recettes de son gouvernement propre et privé, telle était désormais sa seule ambition.