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mes sueurs. À la campagne, je ne ferai rien avant de m’être bien dit : « Est-ce honnête ? est-ce juste ? » afin de me ménager une bonne et légitime influence sur les autres. Et au fait, je ne suis peut-être pas si profondément perverti que je ne puisse me réhabiliter à mes propres yeux ! J’ai quelque capacité pour les choses de l’agriculture ; je suis actif, prudent, constant, économe : que me manquerait-il pour être heureux dans un village ? Il ne s’agit donc que d’en prendre son parti. »

Telles furent les pensées qui se jouèrent dans l’esprit de Tchitchikof aussitôt après la sortie de son vénérable protecteur ; une lumière nouvelle et bien faible encore, bien incertaine, venait de luire dans son âme, et il l’y entrevoyait avec satisfaction dans cette solitude du cachot. Sa nature si longtemps muette semblait proférer des paroles, et ces paroles signifiaient qu’il y a pour l’homme sur la terre un devoir qu’il faut remplir, qu’on peut accomplir partout, malgré tous les obstacles, les troubles, les contrariétés qui viennent forcément assaillir l’homme, en quelque coin de la terre que sa destinée l’ait placé. Et une bonne vie de labeurs, loin du bruit des villes, loin de ces vains plaisirs qu’invente et varie l’oisiveté, se dessina si vivement à ses yeux charmés, qu’il en oubliait toute l’horreur de sa situation et se disposait même à rendre grâce à la Providence divine du coup terrible qui lui avait été porté. Seulement il remettait ce devoir à un autre temps ; il voulait remercier la Providence à la fois et des nouveaux sentiments qu’il éprouvait et de sa libération de prison et de la restitution au moins d’une partie de son avoir.

Mais la lourde porte cria sur ses gonds, s’ouvrit et se referma sur un employé avec lequel Tchitchikof s’était rencontré une fois, et dont il savait diverses particularités de caractère. C’était un nommé Samosvistof, un épicurien, un intrépide gaillard, un affronteur pourvu de larges et robustes épaules, de pieds plus redoutables que ceux de Sabakévitch ; au demeurant, excellent compère, viveur, bonne bête, subtil comme le vent et solide comme le rocher, au témoignage de tous ses camarades. En temps de