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mes travaux ou de mon habile industrie, tout aussitôt une tempête, un écueil, une fatale rencontre, et ma nef est brisée en éclats. Il y eut un temps où je possédais une maison à trois étages et un capital de trente mille roubles ; deux fois j’ai acheté des biens de campagne, des terres : tout cela m’a été enlevé par des bourrasques. Dites, Afanacii Vaciliévitch, pourquoi ces coups accablants comme en ce moment la privation de ma liberté sans jugement ? Est-ce que même sans tout cela ma vie n’était pas déjà comme la navigation d’un vaisseau désemparé au milieu des vagues soulevées ? Où est donc ici la justice du ciel ? Où est donc l’indemnité légitime d’une patience et d’une constance sans exemple ? J’ai dû trois fois m’y reprendre du commencement ; trois fois, ayant tout perdu d’un seul coup du sort, j’ai recommencé l’édifice impossible de mon avenir par une première kopéïka, et vous savez que tout autre à ma place serait allé, dans son désespoir, se consoler en s’oubliant et pourrir ignoblement au cabaret. Et comme j’ai dû lutter ! combien j’ai eu à supporter ! chaque kopéïka n’a cédé, pour ainsi dire, qu’à l’emploi de toutes les forces de mon âme. J’en ai connu qui s’assuraient leur pain et même s’enrichissaient facilement ; mais pour moi chaque kopéïka était, comme dit le proverbe, fixée par un clou de la valeur de trois kopéïki, et il ne fallait rien de moins que ma volonté de fer pour briser le clou et faire de la kopéïka trouée ma conquête… »

Après avoir ainsi parlé, il rentra subitement par l’esprit dans le sentiment de sa situation présente, ce qui fut cause qu’ayant le cœur comprimé, il poussa un long gémissement et tomba sur la table. Agité au delà de toute expression, il arracha tout à fait une des basques pendantes de son habit, la rejeta contre le mur, et portant alors ses deux mains à ces mêmes cheveux qu’il prenait d’ordinaire grand soin de fortifier, il s’en arracha impitoyablement des touffes, se faisant comme une jouissance d’une douleur cruelle par laquelle il voulait s’étourdir sur la souffrance incurable qui avait pris place dans son cœur.