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— Il ne manquerait plus que cela, dit Tchitchikof, que Dieu envoyât deux cent mille roubles à un pareil crétin !

— J’ai une tante, dit Khlobouëf, une vieille tante qui possède trois millions de fortune.

— Hein ! qu’est ce qu’il dit ? une tante à millions ! se dit à lui-même Tchitchikof.

— Elle est très pieuse ; elle donne beaucoup à l’église et aux couvents, mais n’assiste point ses proches. C’est une tante de la vieille roche, une vraie curiosité. Elle donne une bonne heure de sa matinée à une volière contenant plus de quatre cents serins et autant à ses mopses ; elle a des caméristes, des suivantes et des laquais comme on n’en voit plus nulle part. Le plus jeune de ses domestiques n’a pas moins de soixante ans ; elle n’en dit pas moins à celui qui a quatre-vingts ou quatre-vingt-cinq ans : « Hé ! petit ! » Si, à sa table, un de ses convives ne se comporte pas bien, elle ordonne tout haut que le plat qui doit suivre ne lui soit pas présenté, et le délinquant est positivement privé de ce plat. N’est-ce pas original ?

Platônof sourit.

« Quel est son nom ? Quelle est la terre qu’elle habite ? demanda Tchitchikof.

— Elle habite le chef-lieu même de notre gouvernement ; son nom est Alexandra Ivanovna Khanassarof.

— Pourquoi ne vous adressez-vous pas à elle ? dit du ton le plus affectueux le bon Platônof. Il me semble que, si vous tâchiez de la faire entrer dans la position de votre famille, elle ne pourrait refuser de venir à votre secours.

— Rien à attendre ! ma tante, Platon Mikhaïlovitch, est une vieille femme très-dure, c’est un naturel inflexible… Et puis, il y a là des thuriféraires, des saintes nitouches installées et qui tournent sans cesse autour d’elle. Il y a surtout là un monsieur qui aspire à une place de gouverneur civil, qui a si habilement manœuvré qu’on le tient sans examen pour proche parent, et dévoué à sa parente jusqu’à négliger le soin de son ambition… On l’écoute beaucoup ; peut-être il en viendra à ses fins ; je lui souhaite tout le bonheur possible.