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raient absolument rien ; je sens que le premier soin à prendre serait de leur enseigner ce que c’est que la vie. Il faut avant tout qu’un homme austère et juste habite parmi eux bien des années, et par ses exemples, par une infatigable activité, un sincère dévouement, prenne sur eux un ascendant irrésistible. Le Russe, je le vois par moi-même, ne saurait se passer d’une excitation constante ; faute de stimulants, il s’endort et se crétinise.

— Il est étrange pourtant, dit Platônof, que le Russe soit ainsi sujet à se rouiller, et que l’homme du commun, si l’on cesse quelques mois de le suivre d’un œil attentif et sévère, tourne fatalement à l’ivrogne et au vaurien !

— Faute de civilisation, dit Tchitchikof.

— Dieu sait faute de quoi : car enfin, pensez, vous et moi, nous sommes des gens éclairés. J’ai fait mes études à l’Université… mais je devrais dire plutôt : j’ai fréquenté l’Université, car ces études qu’on y fait, quelles sont-elles ? certes, je n’y ai pas appris la science de la vie ; j’y ai appris à dépenser beaucoup, beaucoup d’argent pour tous les nouveaux raffinements du confort, et à me bien habituer à l’usage de tous les objets coûteux. Et ce n’était pas que je fusse pour cela un mauvais étudiant ; nullement, car généralement mes camarades et moi nous nous valions de toute manière. Deux ou trois ont retiré de nos cours universitaires un profit réel, mais cela vient probablement de ce que par eux-mêmes ils étaient merveilleusement doués de nature ; en tout, les autres n’avaient souci que de savoir ce qui endommage le plus sûrement la santé, la raison et le domaine héréditaire. Nous prenons de la civilisation juste ce qui fait d’elle un danger, son apparence, sa seule superficie, son costume de bal paré, mais d’elle, d’elle-même, nous ne prenons rien. Non, Pâvel Ivanovitch, j’ignore à quoi cela peut tenir ; mais un fait positif, c’est qu’en général nous ne savons point vivre.

— Ce sont les causes de ce fait qu’il serait intéressant de connaître. »

Le pauvre Khlobouëf poussa un profond soupir et resta un instant l’œil fixe, après quoi il reprit :