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les honneurs d’un domaine qui méritât votre attention. Mais, messieurs, permettez-moi de vous demander si vous avez dîné ou non.

— Nous avons dîné, dit Constánjoglo à très-bonne intention, nous avons dîné ; nous ne voulons vous causer ni embarras ni dépenses ; allons tout de suite visiter…

— Eh bien, allons. Allons voir les traces de mon désordre et de ma folie. »

Khlobouëf prit à la main sa casquette. Ses hôtes se couvrirent, et tous allèrent à pied visiter le village. Dans presque toute la rue, ils virent, de l’un et de l’autre côté, de vieilles cabanes percées de toutes petites fenêtres bouchées de ces bandes de vieille toile dont les paysans enveloppent leurs pieds en guise de bas.

« Allons voir les déplorables effets de ma folie et de mes désordres, répéta Khlobouëf. Sans doute vous avez bien fait de dîner chez vous ; croirez-vous, Constantin Féedorovitch, que je ne possède pas une poule chez moi ? voilà où j’en suis venu. »

Il soupira, et, comme s’il eût réfléchi qu’il ne pouvait lui suffire d’intéresser Constánjoglo seul, il s’empara du bras de Platônof et prit les devants avec lui. Constánjoglo et Tchitchikof restèrent en arrière et les suivirent à distance, en se tenant bras dessus bras dessous.

« J’ai bien du mal, Platon Mikhaïlovitch, bien du mal ! dit Khlobouëf à Platônof ; vous ne sauriez jamais vous imaginer comme j’ai du mal : je n’ai ni argent, ni pain, ni bottes… Je vous parle là une langue inconnue, hein ? Je rirais le premier de ce dénûment, si j’étais jeune et seul à en souffrir. Mais quand c’est aux approches de la vieillesse que les privations et les angoisses viennent vous serrer la gorge, et qu’à chaque convulsion vous sentez oppressés sous vous une femme et cinq enfants… le moyen de ne pas devenir bien triste et bien sombre ?…

— Eh bien, si vous vendez votre terre, le produit de l’affaire ne sera-t-il pas pour vous une vraie planche de salut ? dit Platônof.

— Une planche de salut ! dit Khlobouëf en fouettant l’air