Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 2, trad Charrière, 1859.djvu/149

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Bête, mon général, très-bête.

— Est-ce qu’il sort ? Fréquente-t-il quelques maisons ? Est-ce qu’il a comme ça bon air encore ? Se tient-il sur ses jambes ?

— Dame ! Excellence, pour dire qu’il ne se tient pas, il se tient ; mais pour dire qu’il se tient, non, il ne se tient pas.

— Eh bien ! c’est un imbécile ; pourtant, moi, je te dis qu’il est fort… Voyons, a-t-il encore des dents ?

— Deux en tout, Excellence.

— Un âne, je t’avais bien dit ; çà, frère, ne te fâche pas, entends-tu ? c’est ton oncle, à la bonne heure ! et toujours bien est-ce un âne ; sois sûr de ce que je te dis.

— C’est un âne, Excellence ; cela me coûte à dire, puisqu’aussi bien il est mon plus proche parent ; mais je ne puis faire que Votre Excellence ne voie en lui qu’un âne, et je ne puis en conscience, mon général, nier que Votre Excellence n’ait touché juste. »

Qu’il en coûtât à Tchitchikof de livrer son oncle au gros rire de l’honorable général, il y en a d’autant moins d’apparence que, dans notre intime conviction, cet oncle était pure chimère, et nous croyons même que de sa vie il n’avait eu d’oncle. Il avait une imagination très vive, voilà ce qui est incontestable.

« Ainsi Votre Excellence aura la bonté de me céder…

— Tu veux que je te cède mes âmes mortes ? Bon ! et tiens, pour une si ingénieuse invention, je suis prêt à te les donner avec la terre, avec le lieu qu’elles habitent ; je mets à ta disposition tout le cimetière ! Ah ! ah ! ah ! ah ! le vieux fou, le vieux, le vieux ! Quand j’y pense ! ah ! ah ! ah ! ah ! »

Et le rire de M. Bétrichef éclata de nouveau avec une force sans égale, qui le fit retentir dans toutes les parties de la maison, mais cette fois sans l’apparence du moindre accident.