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devait se présenter à son esprit sous un jour aussi plaisant que favorable, car de temps en temps il se laissait aller à un drôle de petit rire saccadé. Tout occupé de ces choses-là, il ne prêtait aucune attention à ce que disait son cocher, lequel, content des manières des gens de Manîlof à son égard, en adressait la remarque au cheval tigré qu’il avait attelé en bricole du côté droit. Ce cheval était un grand finaud qui faisait semblant de tirer, que c’était à s’y méprendre, et ne tirait point, tandis que le cheval bai mis au timon et le gris pommelé attelé en bricole à gauche, cheval appelé le Président, parce qu’il avait été acheté d’un juge, travaillaient de tout leur cœur, et si consciencieusement, qu’on pouvait lire dans leurs yeux le plaisir du bon témoignage qu’ils s’en rendaient.

« Bien, bien, malin, essaye de ruser avec moi, va ; tout à l’heure, je t’en aurai fait passer l’envie ! dit Séliphane en brandissant son fouet, dont il porta un vigoureux coup au paresseux ; attrape, tu ne l’as pas volé, et à présent fais ton devoir, calotin allemand ! Le bai est un cheval honorable, il fait sa besogne honnêtement : aussi je lui donnerai avec plaisir une mesure de plus, parce qu’il tient une conduite respectable ; et le Président aussi, il n’y a rien à dire, c’est un honnête cheval. Eh bien, eh bien ! qu’as-tu à remuer de l’oreille ? imbécile, écoute ce qu’on te dit. Ce n’est pas moi qui te donnerai de mauvais conseils, malappris que tu es. De quoi oi oi ?… des caprices à présent… tiens ! ! » En parlant ainsi il cingla encore un grand coup de fouet, et grommela : « Ah ! barrrrbare !… » Puis il se mit à crier à tous les trois à la fois : « Eh ! vous, mes petits chéris, hüi ! » Et il donna à chacun un bon petit coup, non pas comme châtiment, mais comme pour leur témoigner, au contraire, qu’il était content d’eux. Ensuite il reprit sa mercuriale au cheval tigré : « Tu crois couvrir habilement ta lâcheté… Non, non, frère, vis dans le vrai, si tu veux qu’on ait pour toi du respect. Voilà, chez le propriétaire que nous venons de quitter, il y a de braves gens, on peut les honorer ; moi je parle avec plaisir à celui qui est bon ; avec un honnête homme, quand même ce