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allait plus loin ; si on ne s’en allait pas, on éprouvait un ennui mortel. On ne pouvait attendre de lui aucun mot vif ni même aucun de ces mots supportables qu’on entend de quiconque est mis sur un sujet qui lui tient tant soit peu au cœur. Chacun a sa manie spéciale : chez l’un c’est la manie des chiens couchants ; chez un autre, c’est la manie de la musique, et il se croit unique pour sentir la profondeur de certains chefs-d’œuvre de l’art ; un troisième est passé maître en bonne chère ; un quatrième est incomparable quand il joue un rôle de trois pouces plus haut que n’est sa taille naturelle, et il est toujours en scène ; un cinquième a des goûts moins ambitieux, il dort, ou bien, à la promenade, il grille visiblement du désir de se montrer attelé en bricole à quelque aide de camp général de passage, afin d’être bien remarqué dans toute cette gloire par ses connaissances et par les gens de la localité ; un sixième est gratifié d’une main qui sent une envie irrésistible de plier par un coin un as ou un deux de carreau[1], tandis que la main du septième se glisse d’instinct vers sa bourse, et, pour être sûr d’avoir des relais, a soin d’arriver plus près de la personne de M. le maître de poste ou même des postillons ; en un mot chacun a son tic, mais Manîlof n’offre rien de saillant à l’observateur. À la maison, il parle peu, et, la plupart du temps, il réfléchit, il pense ; ce qu’il pense, c’est un mystère, non pas entre Dieu et lui, mais un mystère, je crois, pour lui-même. On ne peut pas dire qu’il ait jamais médité quelque système de grande culture, car il n’allait jamais voir ses champs, et chez lui, l’économie rurale était visiblement abandonnée au hasard.

Quand son régisseur lui disait :

« Monsieur, il faudrait bien faire telle ou telle chose.

— Hum, ce ne serait pas mal, » répondait-il en retirant sa pipe de ses lèvres, et livrant à l’atmosphère un trésor de blanche fumée, habitude prise jadis à l’armée, où il avait laissé la réputation d’un officier très-doux, très-délicat et très-bien élevé, mais d’un vrai bourreau de

  1. C’est-à-dire faire paroli au jeu.